Femmes de Lettres : Françoise Cahen et Celia Guerrieri
Françoise Cahen et Celia Guerrieri enseignent les Lettres modernes à des lycéens et à des lycéennes. Attachées à la visibilité des autrices dans les programmes, elles utilisent Gallica pour faire redécouvrir des écrivaines que l’histoire littéraire a effacées. Avec leur classe, elles sont ainsi parties sur les traces de plusieurs d’entre elles, dont Marie-Anne Robert, féministe du XVIIIe siècle qui a écrit des récits de proto-science-fiction. Entretien.
Bonjour Françoise Cahen, bonjour Celia Guerrieri. Vous ne vous êtes jamais rencontrées "dans la vraie vie", mais vous avez au moins deux points communs : vous êtes toutes les deux enseignantes de Lettres et vous utilisez toutes les deux Gallica avec vos élèves. Pouvez-vous nous parler de vous et nous raconter votre rencontre ?
Celia Guerrieri : Je suis enseignante de Lettres Modernes au lycée Goscinny à Drap, dans l’académie de Nice. J’enseigne comme je vis, c’est-à-dire avec le numérique, et je suis très engagée pour les élèves "dys", étant "dys" moi-même. J’ai connu Françoise Cahen sur Twitter et j’admire et soutiens son engagement pour la reconnaissance des autrices dans nos programmes, nos examens et nos concours.
Françoise Cahen : Je suis également enseignante de Lettres Modernes, au lycée Maximilien Perret d’Alfortville, dans l’académie de Créteil. J’admire depuis longtemps le travail de Celia Guerrieri, que j’ai connue par Twitter en effet : son site, son travail sur les troubles "dys". J’ai d’ailleurs utilisé certaines ressources qu’elle met en ligne !
Comment le projet "Le deuxième texte" est-il né ? Pouvez-vous le décrire ?
Françoise Cahen : Le projet "Le deuxième texte" est né après la pétition pour la place des femmes dans les programmes de terminale, lors d’un hackathon organisé par le Secrétariat d’Etat au droit des femmes. Cette équipe, constituée de Clémence Douard, Clémentine Brochier, Fil, Anna-Livia Morand, Philippe Gambette, avec la participation de Lauren Peuch, souhaite construire une application pour promouvoir des corpus de textes plus mixtes au lycée. L’enseignant chercherait un thème, une époque, un courant, un auteur connu, et l’application pourrait nous proposer des textes écrits par des femmes et des hommes correspondant à son souhait. L’idée est d’utiliser des corpus de textes existants et de partir de ce qui se fait déjà (trop peu malheureusement) pour élargir ces pratiques plus mixtes, et ainsi lutter contre l’invisibilisation des autrices.
Comment avez-vous découvert Gallica ?
Celia Guerrieri : Assez tôt après le lancement, je crois. Cela devait être pendant que je finissais mes études à la fin des années 1990, lors de recherches effectuées à la Bibliothèque nationale de France. Mais je n’ai commencé à l’exploiter que plus tardivement.
Françoise Cahen : Assez tôt également. Je m’en sers parfois dans mes petites activités connexes de recherches universitaires, puisque j’ai eu la folle idée de me lancer dans une thèse.
Utilisez-vous Gallica en classe et si oui, de quelle manière ?
Celia Guerrieri : J’utilise Gallica en classe dans le cas de projets particuliers autour de la publication ou des brouillons, par exemple. Le dossier sur Flaubert, en particulier, est très riche à exploiter, que cela soit pour un cours dialogué autour du document projeté ou pour un travail de recherches en groupe fait par les élèves.
Françoise Cahen : J’utilise Gallica pour des projets de lecture : j’aime bien cette idée de jouer aux éditeurs avec mes élèves, avec des vieux textes oubliés. C’est une activité d’appropriation très stimulante. [NDLR : sur ce sujet, voir aussi le tutoriel de Gallica Studio "Créer son EPUB enrichi avec Gallica" et le billet de blog "150 EPUB Gallica sélectionnés par le ministère de l’Éducation nationale".]
Vous avez redécouvert une autrice du XVIIIe siècle, Marie-Anne Robert, dont l’œuvre est en partie numérisée dans Gallica. Pouvez-vous nous en dire davantage à son sujet ?
Celia Guerrieri : Tout est parti d’une anecdote racontée sur Twitter. Un de mes correspondants, Kris Vyas-Myall, qui est britannique et qui connaît très bien la littérature française, me dit : "D’autant plus qu’il y a Marie-Anne Robert au XVIIIe siècle." Ce à quoi j’ai répondu : "Qui ?" Je n’avais jamais entendu parler d’elle. J’ai donc recherché Marie-Anne Robert et j’ai été très surprise de constater que la France avait quasiment oublié cette autrice, au contraire de la Grande-Bretagne, où elle est bien connue, dans certains cercles, comme une autrice féministe de proto-science-fiction. Lorsque j’ai parlé d’elle ensuite à des collègues, mon "Qui ?" initial a rencontré de nombreux échos alors même que son œuvre, même si elle n’est pas étendue, est un plaisir à lire, en particulier grâce à son ton souvent badin ou ironique. C’est quelque chose que l’on retrouve bien dans Voyages de Milord Céton avec le personnage de Monime, qui est beaucoup plus vivant d’ailleurs que Céton lui-même, que je trouve assez guindé. [NDLR : retrouvez les Voyages de Milord Céton chroniqués pour le blog Gallica par Matéo R., élève de Celia Guerrieri au lycée Goscinny de Drap.]
Françoise Cahen : C’est donc grâce à Celia, par ricochets, que j’ai découvert cette autrice, et j’ai été séduite aussitôt, notamment par son humour, sa fantaisie. C’est un texte fort qui mérite vraiment d’être découvert !
Vos classes travaillent-elles sur des projets communs à distance ? De quelle manière ?
Françoise Cahen : C’est la première fois que nous travaillons ensemble, avec ce projet sur les Voyages de Milord Céton de Marie-Anne Robert : nous avons convenu de faire travailler nos élèves sur des passages différents de l’œuvre, pour en concevoir une édition numérique. Nous avons imaginé ce scénario en discutant sur Twitter, par la messagerie, dans un groupe associant des professeurs de Lettres d’un peu partout.
Comment les élèves perçoivent-ils et s’approprient-ils Gallica ?
Celia Guerrieri : Le projet sur Voyages de Milord Céton a permis à mes élèves de découvrir Gallica. J’en ai vu plusieurs qui cliquaient sur les liens de la page d'accueil, discrètement. Je crois que, pour eux, Gallica est aussi un bel album qui invite à la découverte. Pour le projet lui-même, ils n’ont eu aucune difficulté à s’approprier les différentes fonctions offertes par Gallica. Souvent, ils avaient leur navigateur ouvert avec trois onglets, Gallica, le TLFi et le Littré, et LibreOffice, naviguant de l’un à l’autre.
Françoise Cahen : Les élèves sont en effet à l’aise, et la fonction "T" magique qui leur permet de copier-coller le texte pour le moderniser a donné lieu à quelques exclamations émerveillées. Pour eux, c’est un peu jouer à la Belle-au-Bois-Dormant : par leur travail, en puisant directement dans le livre ancien, ils réveillent un texte endormi. L’orthographe est à moderniser, dans le cas des Voyages de Milord Céton, mais elle n’est pas dissuasive, au contraire : c’est une sorte de jeu de faire apparaître le texte en français d’aujourd’hui. J’aime bien l’idée aussi de leur montrer l’évolution de la langue écrite au passage.
Vous avez également travaillé avec vos élèves sur Antoinette Deshoulières. Pouvez-vous nous parler de son œuvre ?
Celia Guerrieri : J’ai découvert Antoinette Deshoulières grâce à la remarquable anthologie, publiée sous la direction d’Aurore Evain, Théâtre de femmes sous l’Ancien Régime. Cela m’a permis d’utiliser Genséric en classe, une de ses œuvres tragiques, tant en Seconde qu’en Première. La pièce est particulièrement fascinante par la complexité des sentiments des personnages et son issue sombre. C’est une pièce caractéristique du Classicisme et qui mêle inextricablement l’intrigue de Cour et l’intrigue de cœur.
Dans "Le deuxième texte", vous expliquez qu’il est important pour les jeunes gens de pouvoir s’identifier à des figures fortes, sans distinction de genre. Vous travaillez aussi sur des textes écrits par des hommes. Lesquels ? Que disent-ils de la condition féminine ? De la place des femmes en littérature ?
Celia Guerrieri : Je dois avouer que si j’utilise en classe des textes qui parlent de la condition féminine, j’ai tendance à donner la parole aux femmes. Il me paraît plus intéressant de faire réfléchir les élèves sur des textes dits own voices (l’auteur ou l’autrice partage l’identité de ses personnages). C’est important dans le sens où j’enseigne dans des classes où la diversité n’est pas un mot mais une réalité. Cela permet à chacun et à chacune de se reconnaître et de se dire: "Si Senghor a écrit, si Andrée Chédid a écrit, si Wajdi Mouawad écrit, si Sappho a écrit, si Césaire a écrit, si Maryse Condé écrit, alors, moi aussi, je peux le faire."
Françoise Cahen : Je ne m’interdis pas d’étudier avec les élèves des textes d’hommes qui parlent des femmes ! Mais il faut sans doute faire plus attention à ce qu’ils nous disent des femmes. Par exemple, j’ai pris conscience assez récemment du fait que les romans du XIXe siècle comportent beaucoup de scènes de viol, que traditionnellement on évite d’évoquer avec les élèves. C’est le cas de Bel-Ami par exemple. Il faut prendre soin d’en discuter en classe avec les lycéens au lieu de faire comme si de rien n’était, et travailler à ce propos : la question du consentement dans les œuvres littéraires est un vrai sujet problématique. J’aime aussi étudier des textes d’hommes qui ont un véritable engagement féministe, comme ceux de l’artiste contemporain Jean-Charles Massera.
Dans quelle mesure une bibliothèque numérique comme Gallica peut aider à écrire une histoire littéraire qui redonnera toute leur place aux femmes ? Y a-t-il des obstacles qui restent à lever ?
Celia Guerrieri : Gallica est une ressource extraordinaire pour retrouver ces autrices que l’histoire littéraire a effacées, pour nous permettre de réexaminer leur œuvre à leur juste valeur, en oubliant la glose ou les préjugés sexistes qui ont contribué à leur disparition de nos manuels et des éditions scolaires. Néanmoins, l’obstacle majeur que mes élèves rencontrent va être dans l’accès au texte : lorsque j’avais donné à lire Marmoisan de Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, la typographie avait ôté une partie du plaisir de la lecture. C’est aussi la raison pour laquelle ce projet de modernisation de l’œuvre de Marie-Anne Robert est entrepris : pour que tous les élèves, y compris ceux et celles qui sont en difficulté, y compris ceux et celles qui sont "dys", ou malvoyant.e.s, etc. puissent accéder aisément à ce texte.
Françoise Cahen : L’atout du numérique, du travail en ligne, réside dans les possibilités de partage de ces textes, avec les réseaux sociaux, qui nous serviront à relayer le projet fini et le livre sur Gallica. J’ai présenté aux élèves le projet en leur disant: "Nous allons vraiment ressusciter une autrice oubliée, je ne vous mens pas, c’est vous qui allez faire cela !" Il y a une vraie remise en question de nos canons universitaires en ce moment, une prise de conscience de l’invisibilisation des autrices, à la fois dans les maisons d’édition, les universités, les inspections.
Utilisez-vous Gallica dans d’autres activités ? Pour des recherches ou loisirs personnels par exemple ?
Celia Guerrieri : Lorsque je crée mes séquences, j’ai toujours deux onglets ouverts dans mon navigateur pour la recherche des textes que je vais travailler et qui ne sont pas contemporains : Gallica et Wikisource. Enfin, je garde régulièrement un œil sur les EPUB qui apparaissent, au cas où il s’agirait d’un texte que je n’ai pas déjà.
Françoise Cahen : Oui, bien sûr, je cherche parfois des documents sur Gallica, notamment dans le cadre de mes recherches universitaires, puisque je suis inscrite en thèse. En fait, je crois qu’il n’y a pas vraiment pour moi de frontière entre la démarche de recherche dans cette reprise de cursus universitaire et la démarche d’enseignante en lycée. Gallica est un lieu que peuvent investir ces deux facettes de mon travail.
Une anecdote au sujet d'un document découvert dans Gallica ?
Françoise Cahen : Je montre Gallica et son potentiel en formation d’enseignants et, hier, une collègue a poussé un cri émerveillé en découvrant le site et ses potentialités, en s’écriant : "Mais pourquoi n’ai-je pas connu cela avant ?" Sinon, je peux vous rapporter l’émotion d’un élève qui découvrait cet après-midi l’écriture manuscrite de Denis Diderot dans les Lettres à Sophie Volland : "Mais c’est vraiment l’écriture de Diderot ?" Je suis venue auprès de lui, et nous avons regardé ensemble ces feuillets avec une réelle émotion : cette impression de découvrir la littérature aux sources est vraiment belle à faire partager à des élèves.
Quels sont vos projets prochainement ?
Celia Guerrieri : Pour l’instant, rien de particulier, mis à part poursuivre le travail que j’ai déjà engagé depuis plus d’une décennie avec les élèves "dys". Mais si on en reparle au mois de juin, peut-être vous dirai-je que j’ai une nouvelle idée géniale et qui n’aura rien à voir avec cela !
Françoise Cahen : Je vais poursuivre l’aventure du "Deuxième texte", qui va se développer progressivement avec toute cette équipe formidable. J’ai un rendez-vous aux éditions Le livre de poche pour parler projets d’édition. Je m’investis aussi beaucoup dans le domaine des Humanités numériques dans l’enseignement et je dois intervenir dans un séminaire national qui sera passionnant. Je dois écrire plusieurs articles sur des projets pédagogiques déjà menés avec mes élèves pour le site de l’académie de Créteil : un projet autour de Bel-Ami transposé sur internet, une édition numérique des poèmes de Louise Labé faite par mes élèves, etc…
Qui est susceptible de vous aider à découvrir de nouvelles sources ?
Celia Guerrieri : Mes collègues, que cela soit sur Twitter, en salle des profs ou en formation. Il y a toujours quelqu’un, quelque part, qui connaît quelque chose que je ne connais pas et qui va déclencher mon enthousiasme.
Françoise Cahen : Je dois dire que les réseaux sociaux sont vraiment un endroit de partage formidable. Mais j’apprends aussi beaucoup en lisant des essais, dans le cadre de mes recherches. En ce moment, je lis le livre d’Alexandre Gefen Réparer le monde, et j’y apprends des choses très intéressantes sur la littérature contemporaine. On peut aussi se promener au hasard sur Gallica et se perdre avec plaisir dans tout ce qui s’y trouve offert.
Le mot de la fin ?
Françoise Cahen : Je crois qu’un support de qualité comme Gallica, si facilement accessible à tous, est un outil puissant au service de notre enseignement. Donc merci à toute l’équipe de personnes qui construisent ce site magnifique.
À l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, Françoise Cahen et ses élèves de seconde 1 du lycée Maximilien Perret à Alfortville sont community managers d’un jour du fil Twitter de Gallica. Les élèves de Celia Guerrieri vous donnent quant à eux rendez-vous, aujourd'hui puis dans les prochaines semaines, sur le blog Gallica, pour vous emmener à la découverte des écrivaines qu’ils ont découvertes cette année. Restez à l’affût !
Commentaires
bravo
C'est génial, bravo ! et cela me donne des idées, merci !
Florence Duhaut
prof de Lettres
femmes de lettres
Intéressant mais pouvez vous faire connaître pareillement l'épistolière Fontette de Sommery qui me semble laissée à l'abandon.
Merci.
Formidable !
La version numérique des voyages de Milord Céton sur laquelle vous avez travaillé avec vos élèves est-elle accessible quelque part ? Peut-on participer de quelque manière à ce travail ?
Participation aux projets
Bonjour,
La version des Voyages de Milord Céton utilisée par nos gallicanautes se trouve sur Gallica. Vous pouvez vous rapprocher de Gallica studio pour participer à différents projets collaboratifs, notamment en nous contactant à l'adresse gallica@bnf.fr.
Nous faisons aussi suivre votre demande à Célia Guerrieri.
Bien cordialement,
Inspirant !
J'étais déjà une fondue de Gallica, avec ce que je viens de lire j'en suis à présent très émue de voir ces ressources inestimables aussi bien valorisées (j'allais écrire exploitées mais le mot aurait été bien mal choisi).
Femmes de lettres
Sur Gallica on découvre toujours... Très intéressée par la littérature féminine, je trouve que ce projet et le travail accompli sont remarquables. Bonne continuation.
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