Il y a cent ans exactement, à Londres, l’illusionniste anglais P. T. Selbit remettait au goût du jour l’idée de scier une femme en deux. Il offrait même publiquement un juteux contrat – refusé par l’intéressée – à Christabel Pankhurst, l’une des plus célèbres et virulentes suffragettes londoniennes, pour qu’elle lui serve de cobaye. L’illusion était visuellement sidérante et le défi socialement provocant, à tel point que ce numéro se répandit comme une traînée de poudre : la femme coupée en deux fut copiée et présentée, en l’espace de quelques mois, sur toutes les scènes de music-hall aux États-Unis, avant de connaître une diffusion mondiale et de devenir emblématique de la discipline. Réinterprétée sans la charge ironique de Selbit, dans des mises en scène parfois crues et macabres, cette illusion acte la rupture des femmes avec l’illusionnisme et incarne un formidable rendez-vous manqué avec l’histoire, à l’époque des premières grandes conquêtes féministes. Le cliché de la femme assistante martyrisée par un illusionniste tout-puissant est, encore aujourd’hui, tellement ancré dans le répertoire magique et dans nos représentations sociales qu’on pourrait croire qu’il en a toujours été ainsi. Rien n’est plus faux. Jusqu’à la fin du xixe siècle, la femme assistante – que ce soit pour servir de préparatrice des accessoires ou de victime de grandes illusions – n’existait pas ou presque. Ce rôle était traditionnellement assumé par un homme et lorsque les femmes montaient sur scène, elles y jouaient le rôle principal en présentant des numéros ou des spectacles complets.
Il ne s’agit pas ici d’exagérer le nombre de femmes qui ont pratiqué l’illusionnisme : aujourd’hui, comme hier, si les femmes sont bel et bien présentes, elles constituent l’exception dans un monde majoritairement masculin. Cependant, à partir du milieu des années 1850 et pendant une trentaine d’années, les femmes illusionnistes acquirent une visibilité artistique inédite, à la foire comme au théâtre. Bénita Anguinet (1819-1887), illusionniste française dont la carrière internationale s’étend sur un demi-siècle et se cristallise au Pré-Catelan sous le Second Empire, nous semble pouvoir être considérée comme le porte-étendard de l’appropriation de la discipline par les femmes.
Tout comme les grandes actrices de la première moitié du siècle – Mlle George, Mlle Mars, Marie Dorval – étaient nées dans l’univers du théâtre, Bénita Anguinet venait d’un milieu familial lié à l’illusionnisme. Issu d’une famille d’épingliers sous l’Ancien Régime, Antoine, le père de Bénita Anguinet, se reconvertit en acteur sous l’Empire. Peu après la naissance de sa fille, il se fit illusionniste et on le retrouve dans les foires de province puis à Paris dans l’entourage de M. Comte, le physicien et ventriloque le plus en vue sous la Restauration, qu’il remplaçait parfois lors des séances à domicile.
Dès l’âge de sept ans, la jeune Bénita Anguinet partageait l’affiche avec son père. Pendant dix ans, elle parcourut ainsi les routes des pays francophones. En décembre 1840 parut le premier portrait gravé de Bénita Anguinet, dont le seul exemplaire connu est conservé à la BnF. Elle y est représentée entourée d’une dizaine d’appareils de physique amusante, parmi lesquels domine une reproduction miniature de la colonne Vendôme, héritée du répertoire paternel : l’effet consiste à faire choisir une carte à jouer à un spectateur et à la perdre dans le jeu ; puis, au commandement de l’illusionniste, la carte choisie s’échappe du jeu et s’envole jusqu’au sommet de la colonne.
Cette lithographie parisienne semble marquer le point de départ de sa carrière indépendante… ou plutôt, c’est à compter de cette date qu’elle prit la tête de l’entreprise familiale. Son père puis son frère, qui l’accompagnèrent tout au long de sa carrière artistique, s’effacèrent désormais derrière son nom et son succès. Deux grandes voies alternatives s’offraient aux illusionnistes de l’époque : la foire ou le théâtre. Si le père de Bénita Anguinet avait fait ses débuts à la foire, Bénita Anguinet, quant à elle, fait partie de la seconde catégorie et se produisait uniquement sur les scènes de théâtre, que ce soit en dehors de la saison théâtrale ou durant les jours de relâche des spectacles dramatiques. À l’instar des autres illusionnistes importants de son époque, Bénita Anguinet sillonna ainsi les théâtres en France et à l’étranger, principalement dans l’Ouest dans l’Europe et jusqu’en Algérie, avant de s’installer à partir de 1863 dans la péninsule ibérique, où elle poursuivit sans relâche ses tournées artistiques, jusqu’à sa mort en 1887.
L'Agent dramatique du Midi : correspondant des théâtres , 22 décembre 1848
À l’âge de 36 ans, en 1856, après une quinzaine d’années de tournées en province et à l’étranger, Bénita Anguinet connut un succès fulgurant à Paris : elle devint en effet titulaire de sa propre salle de spectacle, au Pré-Catelan, lieu de divertissement de l’élite parisienne du Second Empire qui venait d’être inauguré au cœur du bois de Boulogne. Un vaste jardin à l’anglaise servait d’écrin à une quinzaine de pavillons dessinés par l’architecte Gabriel Davioud (célèbre pour ses réalisations haussmanniennes, à l’instar de la fontaine Saint-Michel et des deux théâtres de la place du Châtelet) : brasserie, restaurant, laiterie, écuries, kiosque à concert, cabinet de jeu, pavillons du télégraphe électrique, théâtre de marionnettes italiennes et… théâtre de magie !
Vues du Pré Catelan, Bois-de-Boulogne, par Bisson frères , 1856
Les frères Bisson, pionniers de la photographie, prirent une série de clichés du parc d’attractions du Pré-Catelan lors de sa création en 1856, rassemblés dans de luxueux albums, dont un est conservé à la BnF. On connaît ainsi plusieurs vues du théâtre de magie de Bénita Anguinet. On peut estimer que la salle pouvait accueillir jusqu’à 170 spectateurs et Bénita Anguinet s’y produisait en continu, du printemps à l’automne, lors des après-midi et soirées.
Dès l’ouverture du Pré-Catelan, le Tout-Paris défila aux séances du théâtre de magie. Projetée sur le devant de la scène artistique parisienne, Bénita Anguinet était le phénomène à la mode : Laure Micheli – l’une des rares cheffes d’orchestre de l’époque – lui consacra une partition de polka-mazurka, Bénita la magicienne ; les collectionneurs d’autographes de son temps s’intéressaient à ses lettres ; la troupe du théâtre du Palais-Royal, dans sa revue de l’année 1857, la parodia longuement sous le nom de « Ninita Anguillette » dans une scène (acte II, 4e tableau) interprétée par Brasseur et Hyacinthe, les plus célèbres acteurs de l’époque.
Les vaches landaises : revue de l'année 1857 en trois actes et plusieurs tableaux / par MM. Delacour et Lambert-Thiboust
Les photographies de la scène du théâtre de Bénita Anguinet prises par les frères Bisson permettent aussi de reconstituer tout le répertoire de l’illusionniste au sommet de sa gloire, en 1856. Comme cela était d’usage à l’époque, les nombreux appareils disposés sur les tables, consoles et étagères de la scène servaient alors autant d’accessoires que de décor de fond de scène. Sur la table centrale trône la colonne Vendôme, déjà présente dans la gravure de 1840. La plupart des autres appareils témoignent cependant de l’influence déterminante du répertoire développé entre 1845 et 1853 par Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871), et dont les appareils ont vraisemblablement été dupliqués pour Bénita Anguinet par le grand fabricant parisien d’appareils de physique amusante André Voisin. Parmi eux figurent la bouteille inépuisable (sur la console de gauche), d’où sortaient de nombreuses liqueurs différentes, selon les désirs du public ; ou encore le carton fantastique (au fond à droite), carton à dessin duquel l’illusionniste sortait quantité d’objets de diverses tailles que le carton ne pouvait manifestement pas contenir.
Dans ce répertoire proche des Soirées fantastiques de Robert-Houdin, un effet détone : le chou mystérieux. Il s’agit là de l’interprétation originale de Bénita Anguinet d’un numéro qui consistait à retrouver des objets empruntés aux spectateurs (généralement un gant et un anneau) dans une succession de fruits et légumes formant boîtes gigognes. En l’occurrence, Bénita Anguinet faisait disparaître un gant et un anneau, qu’elle faisait réapparaître dans un œuf, enfermé lui-même dans un citron, enveloppé d’une orange, qui à son tour sortait des entrailles d’une betterave formant le cœur d’un énorme chou. Dans la célèbre gravure parue en 1856 dans le journal L’Illustration et certainement dérivée des photographies des frères Bisson, la colonne Vendôme laisse ainsi la place, sur la table centrale, à l’improbable chou !
Lors de la troisième saison du Pré-Catelan, en 1858, les recettes du parc s’effondrèrent et, dès 1859, Bénita Anguinet reprit ses tournées à travers la France. Dix ans à peine après sa création, le théâtre de magie ne semble plus servir que de manière sporadique. À partir de la fin des années 1860, le Pré-Catelan connut un nouveau souffle grâce à l’essor du vélocipède. L’ancien théâtre de magie fit alors office d’administration et de garage pour la pratique en amateur du cyclisme au bois de Boulogne. Rasé au xxe siècle, l’ancien théâtre de magie n’est aujourd’hui plus qu’une pelouse, à quelques pas du théâtre de plein air devenu le théâtre de verdure du Jardin Shakespeare.
Cependant, l’éphémère gloire parisienne de Bénita Anguinet au Pré-Catelan marque un tournant dans l’histoire des femmes illusionnistes. Dès la fin des années 1850 et pour deux ou trois décennies, un grand nombre de femmes furent mises en avant dans la publicité et la composition des spectacles, au détriment du mari ou du père relégués en bas de programme comme attractions secondaires. On le constate tant sur les affichettes de spectacle que sur les photographies d’illusionnistes professionnelles, posant seules avec les attributs de leur discipline. La meilleure illustration de la réelle portée sociale du phénomène est le développement de la pratique de la discipline en amateur par les femmes : les jeunes filles font leur apparition sur les lithographies des boîtes de magie à partir des années 1860 et, en 1884, le Moniteur de la mode entérina ce nouveau fait social en publiant en pleine page la gravure d’une séance d’illusionnisme par une jeune fille dans un salon.
Au tournant du siècle, la profonde mutation de la discipline va pourtant modifier – jusqu’à nos jours – le rapport des femmes avec l’illusionnisme. Tout d’abord, la Belle Époque se caractérise par le développement des grandes illusions, principalement dans le monde anglo-américain. Au fil du développement de ce nouveau répertoire, qui tend vers les effets morbides de mutilation, l’emploi des femmes comme objet des illusions se généralisa. Ensuite, l’émergence du music-hall imposa de nouvelles formes plus courtes, plus percutantes, souvent muettes, et chercha à attirer un nouveau public par l’érotisation des corps, au point que les tours d’illusion n’étaient parfois plus qu’un prétexte.
Nouvelle merveille du professeur A. Delille [ la femme coupée], affiche, 1885-1886
Ces nouveaux numéros, ces nouveaux lieux et ces nouveaux publics ont peu de choses en commun avec l’époque où Bénita Anguinet pouvait tenir en haleine son public avec un spectacle entièrement parlé de deux à trois heures, riche et varié, présenté avec goût et humour. Cette évolution des formes et des contenus était peut-être inéluctable. Les illusionnistes, hommes et femmes confondus, ont dû s’adapter en quelques années à une nouvelle donne artistique et sociale. Dans le nouveau contexte artistique qui apparut, les femmes ne disparurent pas pour autant de la scène. Mais, de ce bouleversement généralisé, les femmes furent les grandes perdantes et, depuis la mauvaise plaisanterie de P. T. Selbit qui voulait scier une suffragette, une partie de la discipline s’est enfermée dans un paradigme machiste, qui perdure largement jusqu’à aujourd’hui, en décalage d’un siècle avec les conquêtes sociales.
Pour aller plus loin
Laura C. Bruns et Joseph P. Zompetti, « The Rhetorical Goddess: A Feminist Perspective on Women in Magic »,
Journal of Performance Magic, vol. 2, n°1, 2014, p. 8-39.
Graham M. Jones,
Trade of the Tricks: Inside the Magician’s Craft, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2011, p. 131-139.
Christian Fechner,
La Magie de Robert-Houdin – Une vie d’artiste, 4 vol., Boulogne, F.C.F., 2002-2005.
Peter M. Nardi, « The Social World of Magicians: Gender and Conjuring »,
Sex Roles, vol. 19, n°11-12, 1988, p. 759-769.
Jim Steinmeyer,
L’Éléphant invisible, Lorient, Marchand de Trucs, 2018.
Pierre Taillefer et Thibault Ternon, « Autour de Bénita Anguinet : l’âge d’or des femmes illusionnistes », numéro spécial de la
Revue de la prestidigitation, n°641bis, janvier-février 2021.
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