La soutane usée de l’abbé de L’Épée
Né en 1712, Charles-Michel de L’Épée est célèbre pour avoir consacré une partie de sa vie à l’éducation des sourds. Que sait-on de sa mort, survenue en 1789, un 23 décembre ?
Une phrase y est restée attachée : « Mourez en paix, la patrie adopte vos enfants ! » On la devrait à Champion de Cicé, l’un des représentants de l’Assemblée nationale présents au chevet de L’Épée. Qu’elle ait été vraiment prononcée ou non, elle illustre bien la façon dont le pouvoir révolutionnaire s’approprie les travaux de L’Épée après sa mort. Dans l’Oraison funèbre qu’il donne à l’église de Saint-Étienne-du-Mont quelques semaines plus tard, l’abbé Fauchet relie explicitement les accomplissements de L’Épée aux promesses de la Révolution :
« Il n’est plus de grands […] que ceux qui réunissent à de grands talents de grandes vertus […] le citoyen modeste qui aura eu du génie et pratiqué le bien, aura tous les honneurs de la patrie ».
Ce n’est que près de trente ans plus tard que l’abbé de l’Épée commence à susciter l’enthousiasme biographique. Les lecteurs qui partiraient à la recherche de ces textes sur Gallica pourraient être interloqués par un élément qui revient sans cesse lorsque les dernières années du plus célèbre des instituteurs des sourds sont évoquées : la soutane usée de l’abbé de L’Épée. Qu’est-ce donc que cette histoire de soutane ?
En 1840, Ferdinand Berthier, auteur sourd et fervent défenseur de la mémoire de L’Épée a recours à ce détail dans L’Abbé de L’Épée, sa vie, ses travaux, son apostolat pour chanter les vertus de l’abbé :
Si le génie de l’abbé de L’Épée était immense, ses bienfaits ne le furent pas moins. […] Le bon pasteur s’obstinait à traîner une soutane usée […] pour ne pas faire tort, disait-il, au patrimoine de ses enfants. »
L’anecdote de la soutane n’est pas une invention de Berthier. L’un des plus éminents professeurs des sourds du XIXe siècle, Auguste Bébian, évoquait déjà cette modestie de parure dans son Éloge historique de M. l’abbé de L’Épée (1820) en des termes à peine différents :
« Il n’y avait point de si dures privations qu’il ne s’imposât pour ses élèves. C’était pour fournir à leurs besoins qu’il bornait tous les siens ; c’était pour leur donner des habits, qu’il portait lui-même des vêtements usés. Enfin, tout ce qu’il possédait était, à ses yeux, comme le patrimoine sacré de ses enfants, et il ne réservait à lui-même que le plus strict nécessaire ».
Ces propos de Bébian sont largement repris, parfois mot pour mot, dans les textes consacrés à la vie et aux travaux de L’Épée qui continuent à paraître au cours du siècle.
Parallèlement à ces publications émanant des sourds et de ceux qui s’appliquent à construire leur histoire, un autre type de textes véhicule l’image d’un abbé de L’Épée dévoué à ses élèves jusqu’au sacrifice : les brochures religieuses qui font de lui un exemple de charité chrétienne. Cette littérature célèbre davantage en lui les valeurs du christianisme que ses talents de pédagogue. « Saint Vincent de Paul des petits sourds-muets », « thaumaturge de la charité », « nouvel Abraham » les expressions ne manquent pas pour désigner celui qui trouva, le premier, le moyen de faire le catéchisme aux sourds de façon massive. Dans son texte de 1822, c’est un « philanthrope chrétien » que Rey de La Croix célèbre en évoquant à nouveau le dénuement dans lequel vivait l’abbé :
« Ce distributeur infatigable de bienfaits empruntait de ses amis sur ses revenus, pour faire honneur à ses engagements pour les Sourds-Muets ; il n’y avait aucun quartier de Paris […] qui ne se ressentît de sa sollicitude, de sa générosité. Il payait des pensions, des maîtres, jusqu’à des apprentissages ; son cœur se multipliait ; il se dépouillait pour couvrir les autres, et traînait des vêtements usés pour en faire porter de bons à ses enfants adoptifs »
En 1851, l’anecdote resurgit dans les Vies de l’abbé de L’Épée, de l’abbé Sicard et d’Haüy, qu’Adrien-César Égron fait paraître dans une collection religieuse, « Les petits livres de M. le curé ».
Dans le petit livre en question, Égron croit voir en l’abbé de L’Épée l’exemple même de la générosité que donne le sentiment religieux et, pour le prouver, évoque à nouveau ses habits négligés : « il se dépouillait pour les couvrir [ses élèves], et traînait des vêtements usés pour qu’ils en eussent de meilleurs ». Il est savoureux de voir l’Église alimenter la légende de L’Épée, elle qui l’avait privé d’ordination un siècle plus tôt.
Dans une brochure plus tardive de l’abbé Rieffel, sobrement intitulée L’abbé de L’Épée, notice , l’exaltation de la charité (chrétienne, donc) de L’Épée nourrit cette fois un discours de haine contre les juifs : après avoir fait son portrait en missionnaire qui a consacré à son établissement de bienfaisance « sa fortune, et les plus belles années de sa vie » et « sans jamais ambitionner pour lui, ni honneurs, ni richesses », l’abbé Rieffel lui oppose l’instituteur des sourds qui l’a précédé, « le juif Pereire », qui, « dans un esprit de lucre » fit « un mystère de sa méthode » afin d’en garder le profit qu’il pouvait en retirer. Le texte est publié en 1896, entre l’affaire Dreyfus et l’incendie du Bazar de la Charité, deux épisodes majeurs de l’antisémitisme en France.
C’est aussi à des fins politiques que la soutane de l’abbé de L’Épée est évoquée, par exemple dans le discours qu’Adolphe Franck, grande figure intellectuelle de la IIIe République, prononce lors de l’inauguration de la statue de L’Épée à l’Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris. Son éloge est consigné dans le compte rendu de la cérémonie. Nous sommes en 1879, Jules Grévy est président et la République n’a jamais été aussi républicaine. La Marseillaise redevient l’hymne national la même année ; la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » rejoindra le fronton des édifices publics l’année suivante. L’éloge de L’Épée fait alors entendre des accents patriotiques : Franck fait appel à ce Français dont le nom mériterait “d’être inscrit en lettres d’or dans les annales de la charité” pour défendre le pays “contre les calomnies de l’étranger”.
“En venant aujourd’hui inaugurer la statue élevée à l’abbé de L’Épée, vous honorez la mémoire d’un véritable ami de l’humanité, d’un des hommes que notre patrie doit être le plus fière d’avoir enfanté”.
En 1790, la mort de l’abbé de L’Épée avait cristallisé les symboles de la Révolution ; en 1879, sa mémoire est un point de référence pour l’entreprise d’éducation universelle que la République s’est fixée.
Né le 24 novembre 1712, l’abbé de L’Épée est mort le 23 décembre 1789. Il portait, dit-on, une soutane usée. Depuis, sourds et entendants ont souvent réclamé son entrée au Panthéon. Gallica conserve sa mémoire bien vivante...en attendant ?
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