Tricentenaire de l’Abbé de L’Epée (1712‐1789)
Charles Michel de L’Epée naît le 24 novembre 1712 dans une famille aisée à Versailles et reçoit grâce à son père, architecte expert des bâtiments du roi, une excellente éducation. Au Collège des Quatre-Nations, il suit l’enseignement d’un philosophe janséniste ce qui concourt probablement à la tolérance religieuse dont il fait preuve tout au long de sa vie. Cette ouverture d’esprit est la raison pour laquelle, jeune diplômé en Théologie de 17 ans, il se résout, pour ne point aller à l’encontre de sa conscience, à renoncer à entrer dans les ordres dès lors qu’on lui impose, dans le cadre de la lutte contre le Jansénisme, de signer le formulaire d'Alexandre VII condamnant la doctrine des Cinq propositions de Cornelius Jansenius.
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Face à cet obstacle à sa vocation et sous la pression parentale, Charles Michel de L’Epée poursuit des études de droit. Après des débuts d’avocat au Parlement de Paris, il retourne dans le giron de l’Eglise au diocèse de Troyes où on ne lui impose pas la contrainte qui lui avait été faite à Paris. Simple curé à Feuges en 1736, il reçoit deux ans plus tard l'ordination de la main de l’évêque de Troyes, neveu de Bossuet. C’est après la mort du prélat, que Charles Michel de L’Epée regagne Paris, où sa tolérance envers la doctrine de Port-Royal lui attire l’inimitié de l’archevêque de Beaumont. Cette libéralité d’esprit lui est longtemps reprochée au point qu’on lui interdit pendant de nombreuses années le ministère de la confession et de la prédication. Aussi, plus tard, les autorités mettent en doute son orthodoxie en raison de ses relations avec Ulrich un célèbre protestant suisse venu apprendre à son école l’art d’enseigner au sourds-muets. On lui reproche son amitié avec un prélat janséniste Jean Soanen ainsi que ses prises de positions en faveur de la liberté des cultes.
Pendant la vingtaine d’années qui suit son retour sur Paris, tout en remplissant son ministère, Charles Michel de L’Epée obtient un doctorat de philosophie et, dévoué aux pauvres et indigents, enseigne parfois à des entendants. La légende veut qu’en 1760, appelé dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Victor, il y rencontre des sœurs jumelles, sourdes et muettes, dont le précepteur, le Père Vanin, était décédé depuis peu. Pris de compassion pour elles, il décide de faire tout son possible pour qu’elles poursuivent leur instruction.
Pour y parvenir, Charles Michel de L’Epée fonde une méthode basée sur l’observation des signes naturels utilisés par ses élèves qu’il enrichit avec d’autres signes de son invention (). Il met aussi à profit quelques idées du livre Dissertation sur l’enseignement des sourds-muets du Suisse Johann Konrad Amman (1669-1724) et organise ce langage selon la syntaxe de la langue française.
Considérant que les sourds muets sont des hommes comme les autres et qu’ils risquent l’Enfer s’ils ne sont pas instruits, l’abbé de l’Epée ouvre, grâce à ses rentes, un cours d’instruction générale dans la maison familiale située près du Louvre au 14 rue des Moulins. La création de cette école publique, ouverte à tous et gratuite pour ceux qui ne peuvent payer, permet aux sourds et muets, jusqu’alors déconsidérés et facilement spoliés, de défendre leurs droits et leurs intérêts. Soucieux de diffuser sa méthode, l’abbé organise des exercices publics et publie anonymement des traités pédagogiques en 1776 et 1783.
C’est en 1778, que l’école fondée par l’abbé de l’Epée dont le but est d’ « apprendre [aux sourds et muets] à penser avec ordre, et à combiner leurs idées » est reconnue par le roi Louis XVI . La notoriété de sa méthode dépasse les frontières du royaume et on vient de toute l’Europe pour être formé par l’abbé de l’Epée. Parmi ces élèves, on compte le Suisse Ulrich, dont nous avons précédemment parlé. La renommée de l’abbé de l’Epée et de sa méthode gagne les cours étrangères ; ainsi l’Impératrice Catherine de Russie envoie un éducateur en formation auprès de lui, et l’Empereur d’Autriche Joseph II fait de même avec l’abbé Storck dans le but d’ouvrir une école semblable à Vienne.
Celui que la Révolution hissera au rang de Bienfaiteur de l’Humanité ne fait pas l’unanimité chez ses contemporains. Jacob Rodrigue Péreire, qui enseigne lui aussi à des sourds muets, instaure une toute autre méthode d’apprentissage basée sur la dactylologie. Outre le mode d’apprentissage, les deux hommes s’opposent sur le public auquel ils s’adressent. En effet, contrairement à l’abbé qui a une vision universelle, Péreire est un précepteur privé pour des enfants privilégiés et ne se consacre de fait qu’à quelques élèves. Dans le cadre de leur polémique, l’abbé écrit plusieurs textes. Il soutient aussi des controverses avec Friedrich Nicolai (1733-1811), membre de l’académie de Berlin mais aussi Samuel Heinicke (1727-1790) qui, à Eggendorf puis à partir de 1778 à Leipzig, enseigne aux sourds muets selon une méthode qu’il a inventée au moyen du langage articulé.
Le 23 décembre 1789, l’abbé de l’Epée rend l’âme. Moins de deux années plus tard, l’Assemblée Constituante décide que son école sera prise en charge par la Nation. Aprèsune tentative de réunion des Institutions des sourds et des aveugles au couvent des Célestins, l’Institut des sourds et muets est transféré en 1794 dans ses locaux actuels rue Saint‐Jacques.
Afin de compléter ce billet, soulignons que l’Abbé de l’Epée ne fut pas le premier à chercher à un langage pour instruire les sourds muets. Avant lui, outre, l'alphabet manuel espagnol, on trouve des démarches à travers toute l’Europe occidentale notamment en Espagne avec Pedro Ponce de Leon (1520-1584) et Juan Pablo Bonet (1579-1633), en Angleterre avec John Bulwer (1606-1656) et John Wallis (1616-1703), en Hollande avec Franciscus Mercurius van Helmont (1618-1699) et Johann Konrad Amman (1669-1724).
Nathalie Hersent - direction des Collections, département Littérature et Art
Publié initialement le 24 novembre 2012
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