La Sainte Bouteille. Fabrique de Pellerin, imprimeur-libraire, à Epinal, 1837
« Il y a sur la boule terrestre une foule innombrable, innomée, dont le sommeil n’endormirait pas suffisamment les souffrances. Le vin compose pour eux des chants et des poèmes. » Sur le vin, Baudelaire a beaucoup composé : on pense, par exemple, aux premiers vers du « Poison » : « Le vin sait revêtir le plus sordide bouge / D’un luxe miraculeux, / Et fait surgir plus d’un portique fabuleux / Dans l’or de sa vapeur rouge, / Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. »).
Intérieur de cabaret. Les buveurs, estampe de Célestin Nanteuil (1813-1873), graveur ; Adriaen Van Ostade (1610-1685), peintre du modèle. Imp. Bertauts (Paris), 1849
On pense, surtout, à la section entière des Fleurs du mal dédiée au vin (1857). Celle-ci regroupe cinq poèmes : « L’Âme du vin », « Le Vin des chiffonniers », « Le Vin de l’assassin », « Le Vin du solitaire » et « Le Vin des amants », qui forment la quintessence poétique d’une pensée développée quelques années auparavant par Baudelaire dans « Du vin et du haschisch » (1851).
« Le vin », dans Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, t. 1, 1868-1870, p. 295-303.
Le texte intitulé « Du vin et du haschisch » compare les effets de deux substances qui ont en commun « le développement poétique excessif de l’homme » : mais le haschich, écrit Baudelaire, a des effets bien plus foudroyants et est « antisocial, tandis que le vin est profondément humain ». « Le vin exalte la volonté ; le haschisch l’annihile. Le vin est un support physique ; le haschisch est une arme pour le suicide. »
Ce texte, qui s’apparente à un véritable éloge du vin, s’ouvre sur une charge féroce contre le « très-illustre et très respecté Brillat-Savarin » : « Ah ! chers amis, ne lisez pas Brillat-Savarin. Dieu préserve ceux qu’il chérit des lectures inutiles ; c’est la première maxime d’un petit livre de Lavater, un philosophe qui a aimé les hommes plus que tous les magistrats du monde ancien et moderne. On n’a baptisé aucun gâteau du nom de Lavater ; mais la mémoire de cet homme angélique vivra encore parmi les chrétiens, quand les braves bourgeois eux-mêmes auront oublié le Brillat-Savarin, espèce de brioche insipide dont le moindre défaut est de servir de prétexte à une dégoisade de maximes niaisement pédantesques tirées du fameux chef-d’œuvre. »
Anthelme Brillat-Savarin, par Louis-Jean Allais (1762-1833)
En cause, ce que Jean Anthelme Brillat-Savarin a écrit sur le vin dans La Physiologie du goût. Publié en 1825, deux mois avant la mort de Brillat-Savarin, ce texte hybride, qui mêle aphorismes et méditations sur la gastronomie, les plaisirs de la table ou la digestion, a connu un immense succès posthume : « un livre aimé, fêté par le public comme un de ces repas dont, suivant l’auteur, on dit : il y a nopces et festins (Appuyez sur le p !) », écrit Balzac en introduction de son Traité des excitants modernes, publié en 1839 en appendice de la Physiologie du goût.
Physiologie du goût par Brillat-Savarin illustrée par Bertall. Affiche, Alphonse Farcy, 1847
Alors, que reproche donc Baudelaire à Brillat-Savarin ? Lisez plutôt : « Un homme très célèbre, qui était en même temps un grand sot, choses qui vont très bien ensemble, à ce qu'il paraît, ainsi que j'aurai plus d'une fois sans doute le douloureux plaisir de le démontrer, a osé, dans un livre sur la Table, composé au double point de vue de l'hygiène et du plaisir, écrire ce qui suit à l'article VIN : "Le patriarche Noé passe pour être l'inventeur du vin ; c'est une liqueur qui se fait avec le fruit de la vigne." Et après ? Après, rien : c'est tout. Vous aurez beau feuilleter le volume, le retourner dans tous les sens, le lire à rebours, à l'envers, de droite à gauche et de gauche à droite, vous ne trouverez pas autre chose sur le vin dans la Physiologie du goût du très illustre et très respecté Brillat-Savarin : "Le patriarche Noé..." et "c'est une liqueur...". »
« A Brillat-Savarin, apôtre de la gourmandise », Louis Morin (1855-1938)
Lecteur curieux, vous pourrez mesurer dans Gallica l’écart entre ce qu’écrit le gastronome et ce qu’en rapporte Baudelaire. Vous trouverez notamment un savoureux passage où Brillat-Savarin s’élève contre la sévérité des médecins à l’égard de l’alcool, ainsi qu’un chapitre dédié aux boissons fortes, où Brillat-Savarin traite des liqueurs et du vin, s’interrogeant sur l’attrait que ces substances exercent sur l’homme : « J'y ai songé comme un autre, et je suis tenté de mettre l'appétence des liqueurs fermentées, qui n'est pas connue des animaux, à côté de l'inquiétude de l'avenir, qui leur est également étrangère ».
Ce qui est certain, c’est que le texte de Baudelaire surpasse de très loin celui que Brillat-Savarin consacre au vin : non seulement par ses qualités littéraires, mais aussi par la richesse de la pensée qu’il y développe. Pour vous en convaincre, nous préférons vous épargner les lourdeurs de la paraphrase et vous inviter, plutôt, à la lecture de quelques morceaux choisis. « Dans l’ivresse il y a de l’hyper-sublime, comme vous allez voir. »
Profondes joies du vin, qui ne vous a connues ? Quiconque a eu un remords à apaiser, un souvenir à évoquer, une douleur à noyer, un château en Espagne à bâtir, tous enfin vous ont invoqué, dieu mystérieux caché dans les fibres de la vigne. Qu’ils sont grands les spectacles du vin, illuminés par le soleil intérieur ! » [lien]
« Qu'elle est vraie et brûlante cette seconde jeunesse que l'homme puise en lui ! Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants. Et cependant dites, en votre âme et conscience, juges, législateurs, hommes du monde, vous tous que le bonheur rend doux, à qui la fortune rend la vertu et la santé faciles, dites, qui de vous aura le courage impitoyable de condamner l'homme qui boit du génie ? » [lien]
« Le vin est semblable à l’homme : on ne saura jamais jusqu’à quel point on peut l’estimer et le mépriser, l’aimer et le haïr, ni de combien d’actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Ne soyons donc pas plus cruels envers lui qu’envers nous-mêmes, et traitons-le comme notre égal. » [lien]
Le Buveur, estampe, 4e état, Félicien Rops, 1869
Autre délicieux moment, ce passage qui annonce « L’Âme du vin », où le vin personnifié parle avec « cette voix des esprits qui n’est entendue que des esprits » : « Homme, mon bien-aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liège, un chant plein de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d’espérance. […] Tu m’as donné la vie, je t’en récompenserai. […] Car j’éprouve une joie extraordinaire quand je tombe au fond d’un gosier altéré par le travail. […] Je fais dans l’estomac du travailleur un grand remue-ménage, et de là par des escaliers invisibles je monte dans son cerveau où j’exécute ma danse suprême. »
« Je ne vous ai rien appris, sans doute de bien nouveau. Le vin est connu de tous ; il est aimé de tous. Quand il y aura un vrai médecin philosophe, chose qui ne se voit guère, il pourra faire une puissante étude sur le vin, une sorte de psychologie double dont le vin et l’homme composent les deux termes. Il expliquera comment et pourquoi certaines boissons contiennent la faculté d’augmenter outre mesure la personnalité de l’être pensant, et de créer, pour ainsi dire, une troisième personne, opération mystique, où l’homme naturel et le vin, le dieu animal et le dieu végétal, jouent le rôle du Père et du Fils dans la Trinité ; ils engendrent un Saint-Esprit, qui est l’homme supérieur, lequel procède également des deux ». [lien]
Baudelaire conclut « Du vin et du haschisch » en rapportant ces propos, qu’il fait siens : « "Je ne comprends pas pourquoi l’homme rationnel et spirituel se sert de moyens artificiels pour arriver à la béatitude poétique, puisque l’enthousiasme et la volonté suffisent pour l’élever à une existence supra-naturelle. Les grands poètes, les philosophes, les prophètes sont des êtres qui, par le pur et libre exercice de la volonté, parviennent à un état où ils sont à la fois cause et effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule." Je pense exactement comme lui. »
Si l’on en croit Théophile Gautier, il semble bien, en effet, que Baudelaire buvait peu : « Baudelaire était sobre comme tous les travailleurs, et, tout en admettant que le goût de se créer un paradis artificiel au moyen d’un excitant quelconque, opium, haschich, vin, alcool ou tabac, semble tenir à la nature même de l’homme, puisqu’on le retrouve à toutes les époques, dans tous les pays, dans les barbaries comme dans les civilisations et jusque dans l' état sauvage, il y voyait une preuve de la perversité originelle, une tentative impie d’échapper à la douleur nécessaire, une pure suggestion satanique pour usurper, dès à présent, le bonheur réservé plus tard comme récompense à la résignation, à la volonté, à la vertu, à l’effort persistant vers le bien et le beau. »
Leconte de Lisle fournit un même témoignage : « Baudelaire était le plus sobre, le plus chaste, et je dirais même le plus vertueux des hommes. On a dit qu’il prenait de l’opium, qu’il fumait, je ne sais trop quoi, pour s’exciter et se mettre en état de produire. C’est faux. Il était, je vous le répète, d’une tempérance rare sur toutes choses. Mais, par une de ces étrangetés de son caractère, il mettait autant de soin à dissimuler ses vertus que d’autres en mettent à dissimuler leurs vices… C’était assurément l’homme le plus curieux, le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré. »
Terminons ce billet avec un extrait de La Fanfarlo, nouvelle de Baudelaire publiée en 1847 : une femme délaissée par son mari pour une actrice, « la Fanfarlo », convainc un jeune écrivain, Samuel Cramer, de séduire cette dernière, dans l’espoir de faire revenir le mari volage à ses côtés. Mais Samuel tombe réellement amoureux de la comédienne, que Lola Montès inspira à Baudelaire.
Lola Motès, album Reutlinger de portraits divers, vol. 49, photographies positives, 1875-1917
Les sentiments entre la Fanfarlo et Samuel sont scellés autour de la table, où sont convoqués vins, viandes, truffes et épices, et où s’affirment leurs « accord d’opinions pour le bien-vivre », « similitude de goûts » et « entente profonde de la vie sensuelle ». Attention, texte d’anthologie !
« Samuel et la Fanfarlo avaient exactement les mêmes idées sur la cuisine et le système d’alimentation nécessaire aux créatures d’élite. Les viandes niaises, les poissons fades étaient exclus des soupers de cette sirène. Le champagne déshonorait rarement sa table. Les bordeaux les plus célèbres et les plus parfumés cédaient le pas au bataillon lourd et serré des bourgognes, des vins d’Auvergne, d’Anjou et du Midi, et des vins étrangers, allemands, grecs, espagnols. Samuel avait coutume de dire qu’un verre de vrai vin devait ressembler à une grappe de raisin noir, et qu’il y avait dedans autant à manger qu’à boire. — La Fanfarlo aimait les viandes qui saignent et les vins qui charrient l’ivresse. — Du reste, elle ne se grisait jamais. — Tous deux professaient une estime sincère et profonde pour la truffe. — La truffe, cette végétation sourde et mystérieuse de Cybèle, cette maladie savoureuse qu’elle a cachée dans ses entrailles plus longtemps que le métal le plus précieux, cette exquise matière qui défie la science de l’agromane, comme l’or celle des Paracelse ; la truffe, qui fait la distinction du monde ancien et du moderne, et qui, avant un verre de Chio, a l’effet de plusieurs zéros après un chiffre. »
Pour aller plus loin
Exposition « Baudelaire, la modernité mélancolique », à la BnF jusqu’au mois de février 2022. Informations pratiques
Série de billets de blog Gallica sur Charles Baudelaire
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