Baudelaire et la presse (2/2)
À l’occasion de l’exposition Baudelaire : la modernité mélancolique présentée à la BnF jusqu'au 13 février 2022, le blog Gallica vous propose de découvrir la suite de son parcours d’écrivain-journaliste.
L'Art vivant : revue bi-mensuelle des amateurs et des artistes, 1er janvier 1926
Poésie et presse : un couple qui se nourrit mutuellement
La première édition du recueil des Fleurs du Mal est publiée le 20 juin 1857. Une bonne moitié des cent poèmes de cette première édition a fait l’objet d’une prépublication dans la presse à partir de 1845.
Le Messager de l’Assemblée, 9 avril 1851
La série de onze poèmes intitulés « Les Limbes », en première page du Messager de l’Assemblée du 9 avril 1851, est particulièrement significative des correspondances originales qu’entretiennent presse et poésie durant cette époque charnière. C’est sans doute la première fois que Baudelaire a les honneurs de la presse généraliste. Le journal conservateur de Félix Solar partage sa Une entre l’actualité politique du moment, à savoir son opposition à la réforme constitutionnelle projetée par Louis-Napoléon Bonaparte pour se représenter à la Présidence de la République, et la série de poèmes crépusculaires qui occupent le bas de page, aussi appelé le rez-de-chaussée.
Le contraste est saisissant entre la parole journalistique, aux prises avec le réel, et la parole poétique, saturée d’images macabres qui semblent s’adresser d’outre-tombe au lecteur. Cette opposition n’est toutefois pas exempte de rapprochements. La disposition des poèmes sur la page peut être vue, au propre comme au figuré, comme une sorte de sous-texte de l’actualité.
Certains vers peuvent se lire comme un aveu de la déception du poète après l’échec de la révolution avortée de 1848 et également une annonce funèbre du Second Empire à venir. Ainsi dans « La Béatrix » qui deviendra « De profundis clamavi » dans Les Fleurs du Mal, Baudelaire écrit :
« C’est un univers morne à l’horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème […]
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide
Tant l’écheveau du temps lentement se dévide. »
Le 1er juin 1855, La Revue des deux mondes publie pas moins de seize poèmes qui portent pour la première fois le titre Les Fleurs du Mal.
Ch. Baudelaire : [caricature, en pied, marchant à côté d'une charogne] / Nadar
Juste avant la sortie du recueil, les prépublications se multiplient : dans La Revue française du 20 avril 1857 (onze poèmes), L’Artiste du 10 mai 1857 (trois poèmes) et le Journal d’Alençon de son éditeur Poulet-Malassis, du 17 mai 1857 (huit poèmes dont trois inédits).
Baudelaire et Le Figaro : des relations ambiguës
Le 5 juillet 1857, Gustave Bourdin publie dans Le Figaro un article qui attire l’attention des fonctionnaires de la direction de la Sûreté sur le recueil sorti quelques jours plus tôt. Il y écrit notamment : « Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur ».
Jean Veber, [L'Ennui] : préface des "Fleurs du mal" de Baudelaire
Une semaine plus tard, Jules Habans exprime à peu près le même dégoût, toujours dans Le Figaro : « Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d’immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit.»
Illustration dessinée et gravée sur bois par Émile Bernard pour Les Fleurs du Mal
Ces articles et quelques autres sont à l’origine de la saisie des exemplaires ordonnée par le Procureur général le 17 juillet 1857, du procès et de la condamnation le 20 août 1857 de Baudelaire et de son éditeur pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ».
C’est pourtant bien dans le même journal qu’un entrefilet signé des initiales G.B.(!) annonce le 26 novembre 1863 « la collaboration du Figaro [avec] un écrivain très distingué, M. Charles Baudelaire ». Bien qu’il n’ait eu de cesse de combattre ses travaux poétiques, l’auteur de ces lignes précise que le talent bien réel de ce futur collaborateur suffit à expliquer la parution de sa nouvelle étude critique dans les colonnes du journal. Le Peintre de la vie moderne fait ainsi l’objet d’une publication en trois épisodes dans le feuilleton, les 26, 29 novembre et 3 décembre 1863.
Les petits poèmes en prose : presse et modernité poétique
Le directeur de La Presse, Arsène Houssaye, qui avait auparavant dirigé L’Artiste, est le dédicataire des Petits poèmes en prose qui paraissent dans le feuilleton des 26 et 27 août 1862. Derrière le ton ironique et faussement modeste de Baudelaire se dégagent certains enjeux de ce nouveau projet d’écriture n’ayant « ni queue ni tête » :
« Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ».
Cette forme fragmentée, qui n’a finalement ni début ni fin, se rapproche de celle des nouvelles mêmes qui composent un journal, qui se superposent à celles de la veille avant d’être chassées par celles du lendemain. Le contenu de ces poèmes se nourrit de la même matière du quotidien, de la foule et des misères de la ville industrielle du XIXe siècle, de ses faits divers anecdotiques et parfois tragiques que l’on retrouve dans les colonnes des titres de presse. Il n’y a plus grand-chose non plus pour les distinguer, dans leur forme, des articles d’actualité proprement dit, au contraire de la poésie versifiée.
Le 7 février 1864, Le Figaro publie également quatre poèmes en prose déjà intitulés Le Spleen de Paris, précédés d’un avant-propos dans lequel Gustave Bourdin éclaire le lecteur sur la nature de ces textes : « Tout ce qui se trouve naturellement exclu de l’œuvre rythmée et rimée, ou plus difficile à exprimer, tous les détails matériels, et, en un mot, toutes les minuties de la vie prosaïque, trouvent leur place dans l’œuvre en prose où l’idéal et le trivial se fondent dans un amalgame inséparable. »
La presse : espace de réflexion sur ses contemporains
Un autre aspect du travail de Baudelaire journaliste est cet art du portrait dont nous avons quelques exemples dans La Revue fantaisiste du 15 juin au 15 juillet 1861, avec la série « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains ». Parmi eux Pétrus Borel, Victor Hugo et Théophile Gautier.
Ce talent particulier pour saisir certains aspects d’une personnalité se retrouve dans le portrait hommage que rédige Nadar dans Le Figaro du 10 septembre 1867, quelques jours après la mort du poète.
De Baudelaire jeune, il dit :
« L’étrangeté de ce jeune regard, deux points noirs sous deux arcades retroussées, eût suffi pour inquiéter le paisible bourgeois. »
Plus loin :
« Le passant se disait comme jadis encore intrigué et sourdement mécontent. Celui-là n’est pas tout le monde ni mon frère. Qui est-ce ? »
Pour conclure ainsi :
« Celui-là qui vécut tourmenté toujours, fiévreux, inapaisé et insoumis, cet hystérique, cet enragé, ce lycanthrope n’a jamais fait de mal à personne et il n’a pas même daigné haïr. »
Charles Baudelaire, Journaux intimes. Fusées. Mon cœur mis à nu
Pour aller plus loin :
- "Baudelaire et la presse (1/2)" : billet du blog Gallica
- Baudelaire journaliste : articles et chroniques, par Alain Vaillant, Paris : Flammarion, 2011
- Baudelaire, la modernité mélancolique. Exposition virtuelle
- L'exposition Baudelaire, la modernité mélancolique, à la BnF (3/11/2021 - 13/02/2022)
- "Charles Baudelaire, critique d'art" : billet du blog Gallica
- "Baudelaire et quelques artistes de son temps" : billet du blog Gallica
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