Les Nouvellistes, estampe, 17.. (détail)
Né en 1688 à Lyon dans une famille bourgeoise qui faisait le commerce de la soie, Étienne La Font de Saint-Yenne a découvert dès 1729 les maîtres flamands et hollandais lors d’un voyage. Fait « Gentilhomme de la Reine » à Versailles de 1729 à 1737, le critique d’art évolue dans un milieu lettré à Paris, où il rencontre des artistes et architectes, tel François Lemoyne, premier peintre du roi Louis XV. C’est principalement entre 1740 et 1750 qu’il concentrera sa production critique, notamment en publiant anonymement les Réflexions sur l'état de la peinture en France. Regrettant le déclin de la peinture française après la mort de Louis XIV, qui servait de modèle d’un point de vue artistique et politique, il blâme les peintres qui ne s’inscrivent pas dans la tradition de la peinture historique et critique fortement le style rococo.
Édouard Gautier-Dagoty, Baigneuse assistée d'une servante, d'après François Lemoyne, estampe, 1780-1782.
L'influence d'un genre naissant sur le goût d'une époque
Les membres de l’Académie de peinture et de sculpture ne reconnaissent aucune légitimité aux prises d’opinion de La Font de Saint-Yenne et condamnent par conséquent les écrits de celui qu’ils considèrent comme un amateur. Ainsi, La Font n’écrit-il que deux textes sur les expositions de peintures, dont Sentiments sur quelques ouvrages de peinture, sculpture et gravure. Si la critique d'art naît réellement au XVIIIe siècle, c'est parce qu'elle a su s'y faire une place. Représentée par des auteurs éclairés, elle a pu influencer et faire débattre, mais aussi changer le cours des goûts esthétiques et des idées. Les pensées des écrivains se propagent à travers l’Europe et concourent à une nouvelle discipline : l'histoire de l'art. Usant d’une langue recherchée, l’art de la critique chez La Font se fait à travers un grand style, visant à instruire le public avec des termes propres aux métiers de l’art, tout en jugeant les œuvres des artistes. Dans son ouvrage, l’auteur assimile les tableaux à des pièces de théâtre sur lesquelles chacun peut désormais porter son jugement. Selon lui, les artistes ne peuvent que tirer profit de la critique d’un spectateur désintéressé qui juge par un goût naturel et sans une attention servile aux règles. Ainsi se permet-il des réserves sur les tableaux de Carle Van Loo ou de François Boucher et critique-t-il les sujets de Jean-Baptiste Siméon Chardin ou encore la touche de Maurice-Quentin La Tour. Il vante par ailleurs le naturel qu’il découvre chez Horace Vernet.
Les
Réflexions font scandale et suscitent des réactions indignées de
Charles-Antoine Coypel, directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Les artistes tentent de faire face à ces critiques nouvelles en créant un jury d’admission en 1748 et en supprimant le Salon de 1749.
Claude-Henri Watelet, auteur de
L’Art de peindre (1760), un livre en vers détesté par Diderot, répond à La Font-de-Saint-Yenne en le traitant de « Mouche de la Fable » quant à Coypel, il rédige un
Dialogue vengeur en 1747. On le voit, par ses écrits, La Font de Saint-Yenne participe à une large querelle opposant les académiciens aux critiques d'art. Si la critique d'art n'en est qu'à ses débuts, elle porte néanmoins atteinte aux œuvres des artistes, jugées par les hommes de lettres, considérés comme illégitimes par l’Académie. Non seulement les critiques viennent mettre à mal les artistes qui exposent dans un but commercial afin de trouver des commanditaires, mais en outre, les critiques émanant d'hommes de lettres s’inscrivent dans un contexte pré-révolutionnaire. Rappelons que la conception artistique de La Font s’appuie sur une esthétique de la grandeur, qui caractérise le siècle de Louis XIV et sa mythologie. D’où une pensée de la décadence, qui marque ses écrits, fondés sur un culte nostalgique du grand siècle et de l’École française. Cette vision à tendance moralisatrice est liée au genre de la peinture d’histoire, qui se situe au sommet de la hiérarchie picturale de l’époque, et dont La Font veut souligner l’importance, notamment en célébrant des peintres comme
Nicolas Poussin,
Eustache Le Sueur ou
Charles Le Brun, pour en citer quelques-uns. Il s’appuie pour cela sur l’idéologie picturale formulée par les grands théoriciens,
André Félibien, auteur des
Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture (1705) et
Roger de Piles, auteur des
Cours de peinture par principes (1766).
Nicolas Poussin, L'Automne, ou la grappe de la Terre promise, gravé par Jean Pesne, 1664
Eustache Le Sueur, Les Muses, Melpomene, Polyhymnie, et Erato, gravé par Laurent Guyot
Charles Le Brun, Marie-Madeleine repentante, gravé par Édouard Gautier-Dagoty, 1780-1782
Un critique caricaturé
Par ses prises de position, La Font de Saint-Yenne a suscité un débat public non seulement sur l’actualité artistique de son temps mais aussi sur la portée de la critique imprimée. On s’inquiète autant de ses jugements de valeurs, en rupture avec les comptes rendus purement descriptifs des premiers Salons, que de la diffusion et des effets de la parution des Réflexions sur la réputation et la production des artistes. Avec lui, la critique est née comme genre, empruntant une voie polémique. Aussi ne s’étonne-t-on pas de trouver différentes gravures qui le représentent sous les traits d’un aveugle ne pouvant donner qu'un jugement superficiel aux œuvres exposées, afin de le discréditer. Sur le papier que tient l’aveugle on peut lire « Lettre sur les tableaux du Salon par le juge ordinaire. »
L’espace urbain et la place de l’architecture au XVIIIe siècle
S’élargissant à l’architecture et à la ville, la pensée critique de La Font de Saint-Yenne croise différentes approches, historique, théorique, politique et moraliste. Il défend également ses idées sur l’architecture et l’urbanisme, qui doivent servir la grandeur du roi dans
L’Ombre du grand Colbert (1749) et prône la visibilité des édifices dans l’espace urbain dans
Le Génie du Louvre aux Champs-Élysées (1756). En s’intéressant à l’espace public, La Font fait part de ses pensées sur l’architecture et sur l’embellissement de la ville. Il s’appuie par ailleurs sur des
guides pittoresques, comme celui de
Germain Brice, qui détaillaient les évolutions et les développements des monuments sous le règne de Louis XIV et vante les talents de l’architecte
Claude Perrault, qui s’affranchissait de la tradition gréco-romaine afin de susciter un nouvel « ordre français ». Perrault a notamment joué avec la symétrie pour concevoir la colonnade du Louvre autour de 1660.
Le rôle de La Font de Saint-Yenne dans la création des musées
Si le XVIII
e siècle est le siècle du Grand Tour, les artistes, une fois revenus en France, n’ont que peu accès aux œuvres du roi et de sa famille, qui sont gardées à Versailles
. Aussi, le critique influent va-t-il proposer comme lieu d’exposition des collections royales, le Palais du Luxembourg, qui n’est plus habité, où l’on pouvait voir le cycle de Marie de Médicis de
Pierre-Paul Rubens. Usant de ses relations avec Madame de Pompadour pour parvenir jusqu’à Louis XV, La Font suggère de les présenter au public. Le roi et le directeur des bâtiments
Le Normant de Tournehem décident d’organiser l’ouverture d’une exposition au Palais du Luxembourg et la Galerie Royale est ouverte le 14 octobre 1750. Le public pouvait y admirer une centaine de toiles.
Avec les prises de position de La Font de Saint-Yenne, une conscience du patrimoine national va émerger. Le critique milite pour la restitution du Louvre à la nation et revendique l’accès du public aux œuvres d’art :
Il souhaite notamment qu’une galerie du Louvre accueille les œuvres pour la formation permanente du public, posant là les jalons d’une muséographie nationale. Ce sera sous la Révolution que la conscience de l’importance de la conservation des œuvres va prendre de l’ampleur. L’Assemblée, en souhaitant faire émerger le musée, proposera d’ouvrir le Louvre au public sous le nom de Muséum central des arts de la République le 8 novembre 1793, offrant la possibilité d’admirer les collections de la nation dans la Grande Galerie.
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