Les Nicolet et l'aventure du Théâtre des Grands-Danseurs du roi
Cet article vous propose de découvrir l’épopée des Nicolet, directeurs du Théâtre des Grands-Danseurs du roi, futur théâtre de la Gaîté, et une de ces familles d’histrions qui firent la fortune du boulevard du Temple.
Une nouvelle promenade parisienne : le boulevard du Temple
Une belle avenue large de trente mètres et plantée de quatre rangées d’arbres avait été ouverte en 1670, sous Louis XIV, entre la Porte Saint-Antoine et la Porte Saint-Martin, là où se trouvait l’ancien bastion du Temple. En 1757, un certain Antoine Fouré[1] installe, du côté droit du boulevard, un spectacle dit « Mécanique » dans une baraque foraine. Des automates y étaient présentés dans des décors en trompe-l’œil.
Plus spacieux que les avenues parisiennes, le boulevard est prisé par les promeneurs ; des bateleurs s’y exhibent et y font leurs parades ; des buvettes s’y installent. Mais rien encore ne laisse présager qu’il deviendra un des hauts lieux du théâtre de la capitale.
La société française sous Louis XV voue une grande passion pour le théâtre. Ce divertissement a une place de choix dans le paysage culturel de l’époque. Cependant, les salles officielles, qui bénéficient du « privilège du roi », ont tendance à « monopoliser » la création. L’éclosion du théâtre « privé » peut se produire dans le nouveau quartier de l’ancien bastion du Temple, car il se situe à l’écart des lieux de divertissement et est encore peu urbanisé en ces années 1760.
La proximité des « Théâtres de la foire », situés à la Foire Saint-Laurent au croisement des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, participe également à l’essor du boulevard à ses débuts, ainsi que le déclin progressif et la disparition de la Foire Saint-Germain. Située rive gauche, celle-ci subit en effet un incendie en 1762. A la Révolution, les deux foires seront fermées, favorisant ainsi la multiplication des théâtres et lieux de distraction sur le boulevard.
Sous l’Ancien Régime, le rôle des foires urbaines dans la vie théâtrale était de premier ordre. Depuis le Moyen-Âge, ces grands marchés accueillaient des « acteurs-forains » : danseurs de corde[2], jongleurs, marionnettistes, montreurs d’animaux, musiciens. Les spectacles se tenaient en plein air, dans des « loges », sorte de petites baraques en bois, mais aussi dans de véritables théâtres (telle la salle de l’Opéra-comique, construite à l'initiative de Jean Monnet en 1752 à la foire Saint-Laurent).
Depuis le XVIIe siècle, des pièces de théâtre, des vaudevilles et des opéras-comiques d’auteurs connus et joués dans les grands théâtres officiels (Comédie-Française, Comédie-Italienne, Opéra) y étaient également représentés. On y jouait Lesage, Fuzelier, Dorneval, Favart… Parmi les maîtres de ballet s’exhibait le grand Jean-Georges Noverre[3].
La qualité des spectacles des « Théâtres de la Foire » attirait les Parisiens de toutes classes sociales, qui venaient autant pour applaudir artistes et auteurs reconnus que pour assister aux spectacles forains.
Les débuts de Jean-Baptiste Nicolet
C’est précisément dans le milieu forain qu’évolue la famille Nicolet, saltimbanques de père en fils et producteurs de spectacles dans les foires parisiennes.
Jean-Baptiste, fils de Guillaume (1687-1762) danseur, violoniste et marionnettiste, voit le jour à Paris en 1728. Suivant les traces de son père, il devient maître à danser et montreur de marionnettes.
Dès 1753, il installe à la foire Saint-Germain un spectacle de marionnettes qu’il anime. Il est aussi comédien et excelle notamment dans le rôle d’Arlequin. Entre 1753 et 1759, il produit également un grand nombre de spectacles : pantomimes, numéros de jonglerie, de danseurs de cordes et d’acrobates pour lesquels il fait appel à des artistes occasionnels ou habitués des foires.
Une intuition de génie le conduit en 1759 à reprendre à Antoine Fouré le bail pour son local de théâtre « Mécanique ». Il obtient du nouveau lieutenant de police Antoine de Sartine l’autorisation de monter des spectacles, et y ouvre en 1760 le « Spectacle Nicolet », connu également sous le nom de « Théâtre de Nicolet »[4].
Audacieux, il innove, et dans son théâtre du boulevard, il mêle à ses exhibitions de marionnettes et d’automates toutes sortes de numéros : jongleries, funambules, équilibristes, danseurs. Le clou du spectacle est un singe savant, nommé Turco, très apprécié d’un public qui vient de plus en plus nombreux rire à ses bouffonneries.
La renommée de l’animal inspira au Chevalier de Boufflers (1735-1815), auteurs alors en vogue, ces vers [5]:
Le quel est ce gentil animal, qui, dans ce jour de carnaval,
Tourne à Paris toutes les têtes et pour qui l'on donne des fêtes?
Ce ne peut être que Molet [6] ou le singe de Nicolet.
Nicolet continue avec ses saltimbanques de jouer aussi dans les foires, encore très fréquentées : Saint-Germain, foire couverte et abritée se tenant entre février et Pâques et Saint-Laurent, en plein air, se déroulant pendant les mois d’été[7].
La salle du boulevard a du succès et il loue vers 1764 le terrain voisin de son local pour y faire bâtir une salle plus spacieuse et plus confortable, appelée « Spectacle des Grands-Danseurs ». La réussite financière de son entreprise est telle qu’il peut, dès 1767, se porter acquéreur du terrain.
Succès et avanies du théâtre des Grands-Danseurs
Nicolet témoigne de l’émergence de nouveaux directeurs de théâtre. Ce sont des entrepreneurs, libres des contraintes auxquelles doivent se soumettre les théâtres royaux. Ils ne connaissent ni les obligations ni les normes strictes qui doivent s’appliquer aux répertoires joués, aux troupes de comédiens et aux lieux de représentation.
L’objectif est de gagner de l’argent. Faire rire et offrir au public des divertissements inédits plus populaires que ceux proposés par les théâtres royaux est le plus sûr moyen d’attirer des spectateurs et des recettes.
Dans ce contexte « libéral », Nicolet, toujours inventif, imagine, à l’instar de ce qui se pratiquait déjà dans les foires, de faire représenter dans sa salle des courtes pièces de théâtre et des vaudevilles, tout en conservant les numéros de jonglerie et de funambulisme. Il fait appel à des comédiens et commence par monter des pièces du répertoire de l’Opéra-Comique et du Théâtre Italien. Il engage vers 1764 un personnage pittoresque mais non dépourvu de talent : Toussaint-Gaspard Taconet (1730-1774), comédien et auteur.
Taconet est passé à la postérité pour sa vie dissolue, son penchant pour la boisson et ses frasques de toutes sortes qui le conduisirent à la maladie et à une mort prématurée. Il n’en demeure pas moins que la consécration des « Grands-Danseurs » est en partie due aux pièces qu’il écrit et, parfois aussi, joue sur la scène de Nicolet. Il n’était pas issu d’une lignée de saltimbanques, mais d’une famille d’honnêtes artisans du quartier du Pont Neuf. Peu attiré par le métier de menuisier qu’exerçait son père, il rejoint le Théâtre Français en tant que machiniste, puis l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Laurent, où il sera aussi souffleur.
De la collaboration entre Nicolet et Taconet, qui dura jusqu’à la mort de celui-ci, sont nées plus d’une soixantaine de farces. De ce riche répertoire, il ne reste aujourd’hui que quelques pièces imprimées mais à l’époque, la renommée de Taconet était telle qu’il fut surnommé « le Molière du boulevard ».
Le succès a pour conséquence en 1769 une requête de l’Opéra auprès du Conseil du Roi [8] qui, par arrêt, fait interdire à Nicolet tout spectacle parlé et chanté, et l’oblige ainsi à revenir à la pantomime. Les théâtres officiels, protégés par « privilège du Roi », mais aussi bridés dans leurs choix artistiques, étaient hélas coutumiers de ce type de décision[9].
Au coup du sort qui rend la troupe de Nicolet « muette », s’en ajoute un autre en 1770 : l’incendie du théâtre. Construits souvent en bois, éclairés avec des torches, les théâtres étaient malheureusement souvent victimes d'incendies.
Mais tel un phénix renaissant de ses cendres, les Grands-Danseurs est rebâti rapidement. Le dynamisme de son propriétaire lui avait assuré une certaine opulence matérielle que l’interdiction de tout spectacle chanté et parlé n’avait guère atteinte, le public continuant de se presser aux arlequinades et tours de voltige.
La consécration : le Théâtre des Grands-Danseurs du Roi
La renommée de Nicolet ne cesse de croître et le 23 avril 1772, il est appelé avec sa troupe pour donner une représentation devant le roi Louis XV et Madame Du Barry. Le roi était au courant du succès des Grands-Danseurs. Peut-être était-il blasé des spectacles académiques ? Toujours est-il qu’il apprécie le spectacle et que Nicolet, asseyant ainsi sa notoriété, obtient de pouvoir inscrire sur la façade de son théâtre la nouvelle appellation : « Théâtre des Grands-Danseurs du Roi ».
Il négocie avec l’Opéra et, moyennant le versement de 12 000 livres annuelles, il obtient le droit de jouer des pièces dialoguées. Les œuvres comportant des passages chantés (opéras-comiques et vaudevilles) peuvent tout de même être interprétées, mais leurs parties chantées doivent obligatoirement être parlées. Fort heureusement, les danseurs et les musiciens sont conservés et ces derniers sont autorisés à accompagner les récitants.
Les restrictions n’entravent pas l’ascension des « Grands-Danseurs du roi » et jusqu’à la Révolution, les créations vont s’intensifier. Les œuvres des auteurs les plus connus du théâtre comique sont jouées : les pièces égrillardes de Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, les farces de Taconet jusqu’à sa mort en 1774, ensuite remplacées jusqu’en 1780 par les textes du libertin De Beaunoir[10], qui écrit pour Nicolet jusqu’à trois pièces par semaine et aussi Destival, Dorvigny, Ribié[11]…
Le répertoire est populaire, grivois et parfois vulgaire, mais les auteurs ont des plumes bien trempées et talentueuses. Certains, tel Beaunoir, tentèrent plus tard leurs chances dans des registres plus conventionnels.
Les arlequinades, autres pantomimes et numéros de jonglerie et funambulisme ne sont plus représentés que pendant les entractes des pièces et vaudevilles, qui constituent désormais le clou des spectacles. Et la troupe s’étoffe. L’on compte en 1785 trente comédiens, soixante danseurs et vingt musiciens.
Nicolet prend soin de ses auteurs et artistes : il doit payer une certaine somme tous les mois à la Charité, afin qu’ils bénéficient d’un lit et de prises en charges médicales en cas de besoin. Il ne joue plus guère, et se consacre uniquement à l’administration du théâtre et à la prospection de nouvelles attractions, qu’il fait aussi venir de l’étranger. Il est aidé dans ses fonctions de directeur par son épouse, Anne Desmoulin (1743-1817), comédienne qui avait renoncé à la scène dès 1780.
En 1789, la Révolution libère les théâtres des contraintes, apportant un nouvel élan créatif, dont Nicolet sait tirer profit : il peut enfin ouvrir son répertoire au théâtre classique et, toutes références à l’Ancien Régime devenant obsolètes et bientôt suspectes, il change en 1792 le nom de son théâtre en « Théâtre de la Gaîté », ouvrant ainsi avec ce lieu mythique, la plus longue et une des plus riches histoires du théâtre du boulevard du Temple[12].
Epilogue
Considéré comme le « premier théâtre du boulevard du Temple », « le théâtre de Nicolet » a rapidement fait des émules. Dès les débuts, sa présence a incité l’installation d’autres théâtres : en 1769-1770, le théâtre des Associés et, sur l’emplacement de la première salle de Nicolet, le théâtre de l’Ambigu-Comique. Puis suivant l’élan révolutionnaire, la création de nouvelles salles s’intensifie : le Théâtre du Lycée dramatique et les Petits comédiens français en 1791, Le Petit-Lazari, plus petit théâtre de Paris en 1792, le Théâtre des Variétés-Amusantes en 1793, les Jeunes artistes en 1794, et bien d’autres. Ces lieux de spectacles ont eu des sorts différents, subissant expropriations et représailles judiciaires, changeant de noms et d’emplacements au gré des propriétaires et des régimes politiques, disparaissant suite à des incendies et renaissant de leurs cendres…
La Révolution a permis non seulement le développement de ces théâtres privés, mais aussi l’émergence d’un nouveau genre qui a enrichi le répertoire et a partagé la scène avec les comédies et les vaudevilles traditionnellement représentés depuis les origines : le mélodrame inspiré du fait divers. Il fait la part belle aux meurtres, aux vols et aux intrigues sordides et est à l’origine du célèbre surnom qu’acquiert le boulevard du Temple au XIXe siècle : « le boulevard du crime ». Il fait courir le Paris populaire, mais attire aussi aristocrates et bourgeois en quête de sensations fortes.
Cette nouvelle page du théâtre de la capitale s’écrit jusqu’en 1857, lorsque Napoléon III et Haussman décident d’assainir le quartier. Progressivement, les théâtres et lieux de plaisirs sont obligés de fermer, et en 1862, les derniers sont détruits, permettant ainsi la construction d’un nouveau boulevard résidentiel[13] et de la place de la République[14]. Aujourd’hui, seul le Théâtre Dejazet demeure le témoin de cette époque révolue.
Repères bibliographiques
- Dictionnaire des théâtres parisiens : 1807-1914 / Nicole Wild. - Lyon : Symétrie, 2012
- Les théâtres parisiens disparus, 1402-1986 / Philippe Chauveau. - Paris : Éd. de l'Amandier, 1999
- Théâtres : 4 siècles d'architectures et d'histoire / Pierre Pougnaud. –Paris : Éd. Du Moniteur, 1980
- Histoire du boulevard du Temple : depuis son origine jusqu'à sa démolition / par Théodore Faucheur. – (Paris) : 1863
- Nicolet, troupe des. Ensemble documentaire, FOL-Mw-183
- Le théâtre de la foire : des tréteaux aux boulevards / Isabelle Martin. - Oxford : Voltaire Foundation, , 2002
- Taconet, ou mémoires historiques. Pour servir à la vie de cet homme célèbre. Article oublié dans le Nécrologe de 1775/ [Jean-Baptiste Artaud]. - Amsterdam : [s. n. ?], 1775
[12] La salle est fermée puis démolie en 1808, date à laquelle l’on commence à bâtir au même endroit un théâtre de plus de 1800 places, œuvre de l’architecte Antoine-Marie Peyre (1770-1843), fils de Marie-Joseph Peyre, architecte du prestigieux théâtre de l’Odéon (nouveau Théâtre-Français).
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