Voltaire : les trois coups du "Mahomet"
Le site Bibliothèques d'Orient retrace l'histoire des échanges entre les religions autour de la Méditerranée, et des grandes figures intellectuelles qui ont contribué, de part et d'autre, à interroger les représentations et les consciences. C'est le cas de Voltaire, qui consacre en 1741 avec Mahomet ou le fanatisme une tragédie à la figure du prophète de l’islam, et tente par là de faire d’une pièce trois coups.
Le premier est, comme de juste, un coup de théâtre. Non seulement la scène française quitte la Grèce et la Rome antiques et autres territoires bibliques, pour explorer l’Orient musulman et médiéval mais le projet est novateur : inspirer "terreur" et "pitié" tragiques en montrant dans toute son horreur la cruauté d’un fondateur de religion.
Le deuxième coup est philosophique : cet exotisme est un masque de l’universalisme. Voltaire vise l’intégrisme en général en Mahomet, dont il compose les traits assez librement : il en parlera en termes plus élogieux dans sa grande histoire universelle de l’humanité, l’Essai sur les Mœurs (1756). Sa pièce propose, en somme, une sorte de caricature, non pas comique, mais tragique, qui emprunte certains traits historiques du prophète pour former un type, ou un caractère, comme chez Molière. Voltaire dit bien avoir représenté "Tartuffe les armes à la main ". Ce coup là aussi a porté : Séide, le personnage du sbire sanguinaire, capable de sacrifier ses proches à sa foi, est devenu un nom commun en français.
Le troisième coup est polémique. En 1740, en France, personne ne peut être directement choqué par cette peinture critique du fondateur de l’islam, religion alors quasi inexistante sur le territoire. La pièce est pourtant interdite… Pourquoi ? C’est que tout le monde voit bien derrière ce masque transparent que Voltaire vise aussi, et d’abord, le christianisme. Jouant sur l’ambiguïté comme sur du velours, il obtient même pour sa tragédie une lettre de félicitation du Pape – comme s’il avait écrit une pièce de propagande chrétienne, alors qu’il s’agit d’un texte théiste qui vise à réconcilier les cultures en entrechoquant les confessions.
Mais les trois coups de Voltaire ricochent plus loin encore. Le premier grand esprit à s’emparer de son Mahomet est Bonaparte. Celui qui a fait la campagne d’Égypte (1799) se sent plus proche de l’Orient et aussi plus apparenté au fondateur de religion et chef de guerre. Il blâme Voltaire de l’avoir simplifié et rabaissé et s’en ouvre à un poète allemand, et non des moindres : Goethe (1808).
Le débat conjoint sur la pièce de Voltaire et sur le prophète de l’islam devient résolument franco-allemand. Goethe est, depuis longtemps, un admirateur de Mahomet auquel il déjà a consacré un poème. Quand il veut réformer le théâtre de Weimar, la petite ville de l’Est de l’Allemagne où il s’est installé et d’où il rayonne sur tout le continent, il pense naturellement à cette tragédie de Voltaire, moins pour son fond que pour donner sa tenue classique en exemple aux dramaturges allemands de son temps, qu’il juge trop négligés. Goethe, malgré ses différences d’appréciation philosophique, traduit donc lui-même, en vers blancs, le Mahomet de Voltaire et monte la tragédie sur la scène du petit duché de Thuringe (1800). Mais l’Orient des Lumières françaises ne s’acclimate pas sans heurts en Germanie. Schiller, qui vit aussi à Weimar, envoie des strophes cinglantes à son grand ami Goethe, dans lesquelles il met en cause l’emploi d’un tel modèle. Les règles françaises, trop étroites, portent, à ses yeux, la marque d’une obéissance d’Ancien Régime, une servilité dont l’Allemagne et l’Europe modernes doivent être enfin affranchies. Napoléon comme détracteur, Goethe comme traducteur : on pourrait penser que la pièce de Voltaire a suscité déjà bien assez d’échos grandioses, et qu’elle peut désormais dormir dans les bibliothèques, mais c’est sans compter sur un autre grand Allemand, qui finira, lui aussi, ses jours à Weimar : Friedrich Nietzsche.
En 1878, le philosophe rend à Voltaire un hommage éclatant à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain français. La forme de ce salut est double. D’une part, Nietzsche lui dédie son tout nouveau livre de philosophie, Choses humaines, trop humaines, comme "à l’un des plus grands libérateurs de l’esprit humain". De l’autre, il fait de Voltaire un fil rouge de son livre et déploie en particulier un vibrant éloge de l’une de ses tragédies… Mahomet :
Qu’on lise seulement de temps en temps le Mahomet de Voltaire pour avoir clairement présent à l’âme ce qui, avec cette interruption de la tradition, a été perdu une fois pour toutes pour la civilisation européenne. Voltaire fut le dernier des grands auteurs dramatiques, qui sut dompter son âme polymorphe, née aussi pour les plus grands orages tragiques, avec la mesure grecque.
Les Français, les Allemands, les Grecs : l’Orient ne serait-il donc qu’un prétexte pour régler des comptes ? Non : ailleurs Nietzsche, tel Goethe et Napoléon qu’il admire, éreinte le portrait-charge de Voltaire, dont il épouse pourtant les penchants antireligieux. Pour juger le prophète ou penser le théâtre, les trois coups de Voltaire n’ont cessé – jusqu’à aujourd’hui – de provoquer échos et rebondissements.
Pour aller plus loin
Issu de la collection Patrimoines partagés, le site Bibliothèques d'Orient est une présentation de ressources choisies dans Gallica qui propose côte à côte des documents des collections de la Bibliothèque nationale de France, et d’institutions de recherche au Moyen-Orient.
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