Le Dictionnaire infernal, par Collin de Plancy
Le Dictionnaire infernal, publié en 1818, est l’œuvre d’un aventurier de l’édition, un libre-penseur pourfendeur des superstitions, avant d’en faire un instrument à édification morale. Cet inventaire des manifestations démoniaques connaît six éditions à travers un siècle fasciné par l’occultisme et la littérature fantastique.
Dictionnaire infernal, J. Collin de Plancy, H. Plon, Paris, 1863
Le Diable s’invite. "Pour commencer la fête on attendait le maître, / On s’impatientait, il tardait à paraître". Cornes et sabots, la méchante gueule du bouc dans le rougeoiement des flammes ? Au XIXe siècle : pas d’"horrible apparition" ! À l’ère du chemin de fer et de la capitalisation boursière, Satan s’adapte, épousant les mœurs des contemporains. Il diversifie ses placements, hante les romans, chante à l’Opéra, mais, toujours, il corrompt. "C’était un élégant / Portant l’impériale et la fine moustache, faisant sonner sa botte" : ainsi, Théophile Gautier le voit-il en dandy attirant les regards par l’extravagance de sa mise, séduisant les salons "avec son ton tranchant, son air aristocrate / Et son talent exquis pour mettre sa cravate".
Pourtant, les Lumières avaient malmené le démon, la Raison laissant peu d’ombres aux mystères, et la mode des romans noirs alors en vogue ne passe pas – on aime à se faire peur à la mesure du frisson, on succombe, on se confesse, mais le mal tarde à venir : "Je ne crains rien du diable, ni de l’enfer ; mais aussi toute joie m’est enlevée", se languit Faust. L’Encyclopédie de Diderot n’a eu aucun égard : le Diable est expédié en quelques lignes au même titre que les animaux et les outils auxquels les sciences naturelles et techniques avaient donné son nom. Depuis la Renaissance, opinions savantes et populaires creusent entre elles l’écart sans cesser d’échanger. Entre fascination, appropriation artistique et rejet par exigence rationnelle : en fait, tout concourt à la diffusion des croyances. Voltaire résume :
Après la médisance, rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes des revenants."
Dans une démarche se voulant d’abord critique et menée en "philosophe", mais tout en flattant les goûts d’un public déjà acquis aux contes populaires, alors que le romantisme trouve aussi en France ses premières plumes et de nombreux lecteurs, Jacques Collin de Plancy, auteur prolifique, compile l’œuvre de l’enfer.
Collin de Plancy (1794-1881) : son nom pourrait être "Légion", car ils sont nombreux
Jacques-Albin-Simon Collin ajoute à son patronyme le nom de Plancy, son village natal, prenant la particule pour mieux se distinguer. Il est un professionnel du livre – auteur, imprimeur, libraire, éditeur, journaliste, traducteur –, doublé d’un affairiste. Ses lectures sont éclectiques, il a toutefois un goût prononcé pour le bizarre, le merveilleux, les anecdotes extraordinaires dans l’esprit des canards et l’héritage des Histoires tragiques.
La plume est loquace, parfois au détriment de la qualité, et glisse sous plusieurs identités ; on lui connaît près de trente pseudonymes (Jean de Septchênes, Jacques de L’Enclos, Dr Ensenada, Baron de Glananville, etc.). Une vingtaine d’œuvres sont ainsi publiées entre 1818 et 1820, au début d’une longue carrière à rebondissements mais toujours féconde en textes. En outre, il collabore, sur des sujets de même farine, aux livres de Gabrielle Paban, une cousine.
Dans les années 1820, il est libraire à Paris, mais non breveté, il ferme boutique et se lance dans l’immobilier ; il spécule, les affaires tournent court, il s’exile à Bruxelles. S’il est resté longtemps anticlérical, jusqu’à prétendre dans sa jeunesse être apparenté à Danton, il se convertit en 1841 au catholicisme ; ses livres, dont certains sont alors corrigés, manifestent le repentir, passant de la condamnation par l’Église à son approbation officielle.
De retour en France, il fonde la Société de Saint-Victor pour la propagation des bons livres et la formation d’ouvriers chrétiens : le nom suffit à saisir la ligne éditoriale de cette association dont il s’occupe jusqu’en 1858, année de sa fermeture. Il est alors embauché chez Plon qu’il dirige et où il finit sa carrière ; il y publie la sixième édition du Dictionnaire infernal.
Dictionnaire infernal : succès et évolution d’une œuvre
L’œuvre de Collin de Plancy ayant connu le plus grand succès est le Dictionnaire infernal réédité six fois de son vivant. Pour rédiger ce grand recensement du pandémonium dont l’adresse en sous-titre ne semble pas avoir de fin – "répertoire universel des êtres, des livres, des faits et des choses qui tiennent aux esprits, aux démons, aux sorciers, au commerce de l’enfer…" – l’auteur puise dans la tradition populaire ainsi qu’aux sources, plus érudites, des démonologues des XVIe et XVIIe siècles ; il cite notamment Jean Bodin et dresse grâce à Johann Wier les portraits de "72 démons".
Les deux premières éditions, en 1818 puis en 1825-26, démystifient les superstitions (l’article sur la "Maison ensorcelée" est à ce titre exemplaire), le sarcasme s’invitant parfois dans le style ou les commentaires. Celles qui suivront la conversion de l’auteur, et publiées en 1844, 1845, 1853 et 1863, glorifient le catholicisme avec solennité : "L’immense réunion de matières (…) d’aberrations et de germes ou de causes d’erreurs, qui côtoient presque toujours la vérité, [il] n’y a que l’Église, dont le flambeau ne pâlit jamais, qui puisse être, en ces excentricités, un guide sûr". En poursuivant la lutte contre les supercheries, la ligne se fait également politique : les protestants sont des "précurseurs de l’Antéchrist", le communisme est résumé en "une foule d’hérésies" et la démonolâtrie est "la suite logique et constante de toutes les ères philosophiques".
La motivation n’est pas uniquement désintéressée, pseudo-scientifique ou spirituelle ; Collin de Plancy a conscience que le Diable est une œuvre romanesque sans point final et qu’il se vend fort bien, satisfaisant ainsi
le goût de notre époque, qui exige des piquantes, et, les sujets aidant, on a pu lui offrir très fréquemment ces excentricités, ces singularités, cet imprévu et ces émotions dont il est si avide."
Cette encyclopédie a offert la postérité à Collin de Plancy. Et s’il a écrit un nombre spectaculaire de livres, son nom s’est confondu avec celui du Dictionnaire infernal. L’enfer des superstitions évolue, selon son auteur, on y expérimente des pratiques nouvelles, dont les dernières éditions rendent compte : le magnétisme par exemple rejoint l’alchimie, l’astrologie ou les Rose-Croix, des thèmes ésotériques qui, étudiés dans un cadre universitaire, sont mis à l’honneur dans une exposition à la bibliothèque Sainte-Geneviève.
Eddy Noblet.
Chargé de collections à la bibliothèque Sainte-Geneviève.
Pour aller plus loin :
- Colette Arnould, Histoire de la sorcellerie, Paris, Tallandier, 1992.
- Jacques Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, Paris, Plon, 1863.
- Théophile Gautier, Albertus, ou L’Ame et le péché : légende théologique, Paris, Paulin, 1833.
- Dimitrios Karakostas, "Le Paysage infernal : cadre de l’action ou élément consubstantiel du récit fantastique et du roman de guerre ?", Revue de littérature comparée, 2014/2 (n° 350), p. 199-207.
- Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak et Marianne Closson (dir.), Fictions du diable. Démonologie et littérature de saint Augustin à Léo Taxil, Genève, Droz, "Cahiers d’Humanisme et Renaissance", vol. 81, 2007.
- Hubert Juin (préface), Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, textes choisis et présentés par H. Juin, Paris, Club du libraire, 1963.
- Max Milner, Le Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire, 1772-1861, Paris, José Corti, 1960.
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Eddy Noblet
Chargé de collections à la bibliothèque Sainte-Geneviève
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