Rousseau hors-la-loi
En ce printemps 1762, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), coule des jours paisibles entre son logement de Montlouis, près de la forêt de Montmorency, et le château du duc et de la duchesse de Luxembourg ses voisins et amis : « Avec quel empressement je courais tous les matins au lever du soleil respirer un air embaumé sur le péristyle ! Quel bon café au lait j’y prenais tête-à-tête avec ma Thérèse! Ma chatte et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m’eût suffit pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d’ennui. J’étais là dans le Paradis terrestre ; j’y vivais avec autant d’innocence, et j’y goûtais le même bonheur » (Confessions, 1782-1789, Livre dixième).
L'Ermitage à Montmorency
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C’est dans ces conditions qu’il s’apprête à publier deux livres majeurs : le Contrat social ou principes de droit politique et l’Emile ou de l’éducation.
Le Contrat social est publié à Amsterdam par Marc Michel Rey, imprimeur genevois installé en Hollande depuis une vingtaine d’années.
L’ouvrage, qui affirme notamment le principe de la souveraineté du peuple, est interdit en France « Le Contrat social parut un mois ou deux avant l’Emile. Rey, dont j’avais toujours exigé qu’il n’introduirait jamais furtivement en France aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obtenir la permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi. Rey n’eut aucune réponse : ses ballots restèrent à Rouen plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya, après avoir tenté de les confisquer ; mais il fit tant de bruit qu’on les lui rendit. Des curieux en tirèrent d’Amsterdam quelques exemplaires qui circulèrent avec peu de bruit » (Confessions, livre onzième).
L’Emile est imprimé et mis en vente fin mai 1762 chez le libraire Nicolas-Bonaventure Duchesne rue Saint-Jacques à Paris. Duchesne, en homme d’affaire avisé et prudent, a pris soin de préparer deux éditions portant chacune une fausse adresse différente : « A Amsterdam, chez Jean Néaulme », pour l’édition in-12°, et « A La Haye, chez Jean Néaulme », pour l’édition in-8°. En échange de la paternité fictive de ces éditions, Jean Néaulme, libraire à La Haye, reçut le monopole des ventes hors du territoire français.
Tout d’abord, l’ouvrage, qui est l’objet de toutes les conversations, se vend bien. Mais il y a au cœur du livre IV un passage qui ne passe pas : la religion naturelle de la Profession de foi du Vicaire savoyard va provoquer les foudres du pouvoir civil et religieux.
Le 7 juin, la Faculté de Théologie de la Sorbonne condamne l’ouvrage comme « contraire à la foi et aux mœurs » et qualifie Jean-Jacques « d’homme tout à fait indéfinissable et incompréhensible ».
Le 9 juin le Parlement de Paris condamne à son tour l’Emile « à être lacéré et brûlé par l’exécuteur de la Haute-Justice » en raison de ses « principes impies et détestables»
En outre, le Parlement « ordonne que le nommé J.J. Rousseau, dénommé au frontispice dudit livre, sera pris et appréhendé au corps, et amené ès prisons de la Conciergerie du Palais ».
Pour Jean-Jacques, le coup est rude : « Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction qui s’éleva contre moi dans toute l’Europe, avec une fureur qui n’eut jamais d’exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français surtout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de bienséance et d’égards pour les malheureux, oubliant tout d’un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre et la violence des outrages dont il m’accablait à l’envi. J’étais un impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. » (Confessions, livre douzième).
Début juin, le Petit Conseil de Genève condamne à son tour le Contrat social et l’Emile « […] à être lacérés et brûlés par l’exécuteur de la haute justice, devant la porte de l’hôtel de ville, comme téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements». Rousseau est également décrété de prise de corps.
Début août, Christophe de Beaumont (1703-1781), archevêque de Paris, émet un mandement contre l’Emile.
Enfin, début septembre, le livre est mis à l’Index des livres prohibés par un décret de la Congrégation du Saint-Office de l’Inquisition.
Rousseau a fui la France pour Yverdon, dans l’actuel canton de Vaud, dès le 9 juin et dès lors débute pour lui la vie erratique d’un proscrit : « Ici commence l’œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m’y sois pu prendre, il m’a été possible d’en percer l’effrayante obscurité » (Confessions, livre douzième).
Eric Mougenot - direction des Collections, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme
Publié initialement le 28 juin 2012.
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