Eugène Sue et Les Mystères de Paris
Les Mystères de Paris, récit d’Eugène Sue, est l’un des romans le plus lus du XIXe siècle. Annonçant les idéaux de 1848, créant par son succès le roman-feuilleton tel qu’il va exister, provoquant polémiques en tous genres, il a également façonné dans le monde entier un nouveau courant littéraire, celui des mystères urbains.
Les Mystères de Paris par Eugène Sue, affiche, Jules Chéret, Paris, 1885
Jamais roman n’a autant marqué son époque que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, qui relate les aventures de Rodolphe, redresseur de torts, dans le Paris fangeux, misérable et grouillant des années 1840. A tous les niveaux : sociaux, par sa peinture des bas-fonds parisiens, politiques, car il provoque une certaine prise de conscience de la détresse du peuple, littéraires, parce qu’il crée presqu’à lui seul le roman-feuilleton. Par ce triomphe, son auteur devient pour quelque temps un messie pour les classes laborieuses, avant de sombrer sous les tracasseries du Second Empire et de s’éclipser lentement au cours des ans et des changements du monde.
Le 25 mars 1841, Eugène Sue, jeune dandy à la mode, mais écrivain quelque peu en perte de vitesse, assiste à la représentation d’une pièce de Felix Pyat, Les Deux Serruriers. Impressionné, il va voir le dramaturge, qui l’invite à manger chez un travailleur nommé Figères. Celui-ci, durant le déjeuner, discourt politique, économie, misère des salariés. A la fin du repas, le fringant écrivain, habillé à la dernière mode et sophistiqué à l’extrême, "comme illuminé de rayons et d’éclairs, se leva et s’écria : Je suis socialiste". C’est du moins ce que relate un historien de la littérature, d’un ton un brin grandiloquent. Il y a également la proposition de l’un de ses amis de représenter le peuple tel qu’il est, et non plus de se contenter de croquer les beaux quartiers (il venait de publier Arthur et Mathilde). Mais Sue est réticent ; il aurait répondu : "Mon cher ami, je n’aime pas ce qui est sale et qui sent mauvais". Mais, de fait, l’auteur a surtout donné suite à une commande du Directeur du Journal des Débats. Il s’agissait d’adapter à la manière française un roman anglo-saxon qui décrivait les couches les plus basses de la population londonienne. Après quelques semaines de tergiversations, il se décide enfin. Cependant, c’est un milieu qu’il ne connaît pas. Il se procure alors une vieille blouse d’ouvrier, se coiffe d’une casquette, et, suivi par un professeur de boxe (on ne sait jamais !), il se risque à hanter la nuit les venelles parisiennes du quartier de la Cité. Il s’aventure dans les cabarets, rôde dans les faubourgs urbains, assiste parfois à des rixes violentes (dont il s’inspire pour écrire la rencontre entre Le Chourineur et Fleur de Marie). Surtout, il écoute, prend des notes et se renseigne beaucoup, notamment sur l’argot de la capitale. Après quelques expéditions, il commence un premier chapitre, un deuxième, puis un troisième.
Il envoie le tout au Journal des Débats, qui commence à le publier, le 19 juin 1842. Intitulé Les Mystères de Paris, cette publication va durer seize mois, jusqu’au 15 octobre 1843. Le succès pour le journal est immédiat. Car Eugène Sue ne se contente pas de montrer les pauvres, de dénoncer ces "classes dangereuses", comme on disait à l’époque, mais il accuse aussi un système où la dureté des conditions sociales entraîne dépravation et brutalité. Il invente ainsi le roman de la ville, où il oppose les secteurs ordonnés et lumineux de la bourgeoise aux coins crapuleux où les gens honnêtes, mais pauvres, doivent côtoyer les criminels. Dès la fin du feuilleton, le texte est publié chez l’éditeur Gosselin en plusieurs volumes la même année, alors qu’au départ il n’en était prévu que deux. La préface de cette édition, où il compare les nécessiteux français aux indiens d’Amérique, est éclairante :
Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mœurs féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l’aide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis […] Seulement les barbares dont nous parlons sont au milieu de nous ; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires où ils vivent, où ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leurs victimes."
Il s’agit donc d’une peinture réelle et précise des bas-fonds de la société. Il veut aussi créer une certaine angoisse :
Nous craignons d’abord qu’on ne nous accuse de rechercher des épisodes repoussants, et, une fois même cette licence admise, qu’on ne nous trouve au-dessous de la tâche qu’impose la reproduction fidèle, vigoureuse, hardie, de ces mœurs excentriques."
Mais cet objectif va changer en cours de route. Sue s’est épris de ce milieu, de ces gens, misérables et souvent sans espoir. Son but devient, en écrivant dans un journal proche de la finance et ami du pouvoir, de lui permettre de toucher une élite dirigeante et habituellement peu sensible au dénuement. En jouant donc alternativement sur l’attirance et la répulsion de ses lecteurs, il va intéresser tout le monde. Et le public le suit, mieux, est fasciné et fait un triomphe à ce récit.
Celui-ci commence par l’intervention de Rodolphe de Gérolstein, prince allemand incognito se faisant passer pour un ouvrier, qui s’interpose entre une jeune fille, Fleur de Marie, et un homme robuste et menaçant, le Chourineur. Le texte conte les aventures de ce justicier ainsi que celles du Chourineur et de Fleur de Marie (dite aussi La Goualeuse) dans le cadre de ruelles infectes et tortueuses d’un Paris populaire et grouillant. Bref, tout un monde vivant et insoupçonné des lecteurs du Journal des Débats. Il y a là de nombreux personnages, comme Fleur de Marie, qui signifie "prostituée" dans le langage fleuri de la rue, Le Chourineur, le Maître d’école et la Chouette, deux monstres assoiffés de pouvoir et avide d’argent (la Chouette avait d’ailleurs jadis arrachée une dent à la petite Fleur de Marie, âgée de six ans, pour lui avoir désobéi !). S’y rajoutent de nombreux récits secondaires, avec moult protagonistes, comme la famille Morel, des travailleurs en butte aux mauvais garçons, l’ouvrier Germain victime du notaire Ferrand, les Pipelet, concierges qui vont donner leur nom aux bavards impénitents, etc.
Les Mystères de Paris, outre le fait d’être un roman d’atmosphère, attachant et haletant, est d’abord une description de populations miséreuses d’une cité tentaculaire, où se mêlent marginaux, bandits, ouvriers, grisettes, artisans ou prostituées. Ces gens-là sont continuellement en manque d’argent, et n’arrivent au mieux qu’à survivre. Ils ne peuvent rien prévoir et n’ont aucun espoir d’amélioration. Ils existent mêlés aux assassins et aux coupe-jarrets, vivant dans l’arbitraire, la violence et la peur. Rodolphe est un justicier, mais qui ne peut régler que des problèmes individuels. Sue raconte aussi les prisons où sont jetés ceux qui n’ont pas de quoi subsister, montre les ravages de la prostitution qui conduisent bon nombre de femmes à se vendre pour survivre (et Fleur de Marie, bien que la fille cachée de Rodolphe, en est un bon exemple), parle de la santé défaillante des individus après la trentaine, expose la vieillesse plus que problématique des travailleurs, même ceux qui ont un emploi, ou encore évoque l’inhumanité des hospices. Pour la première fois, dans un roman, les personnages sont en quête d’argent uniquement pour voir le lendemain se lever, obligés de se battre pour exister, et non pas pour avoir une plus belle demeure ou un objet plus intéressant. Et ce combat est quotidien, usant et désespérant. Sue montre aussi la rapacité des classes possédantes, comme le notaire Ferrand, exemple type du profiteur n’hésitant pas à commettre des crimes par rapacité. Le voyage de Rodolphe dans les bas-fonds parisiens permet donc à l’auteur de plonger dans les abîmes de la société, et d’en montrer les horreurs et les iniquités. Il guide son lecteur dans une part obscure d’un monde qu’il ne peut pas voir. On a reproché à l’auteur certaines propositions pour remédier à ces difficultés, oubliant qu’il s’agit avant tout d’une fiction, qui obéit d’abord à des règles dramaturgiques et de construction narrative.
Si l’aspect social du roman frappe de prime abord, il n’est pas le seul. Il y a également la présence de la Ville, qui combine à la fois la richesse des quartiers bourgeois et le dénuement des zones où les travailleurs le disputent à la populace et aux malfaiteurs. Elle devient dans ce récit l’équivalent des châteaux gothiques des récits anciens : à côté d’une aire prestigieuse et bien délimitée, elle possède ses culs-de-basse fosse, ses passages secrets, ses trappes qui donnent sur des endroits hideux. Il ne faut pas oublier que l’écriture des Mystères de Paris a lieu alors que les travaux d’Haussmann sont encore loin, et que la ville de Paris est en grande partie médiévale : l’île de la Cité, où se situe le récit, n’est qu’un lacis de ruelles ténébreuses, étroites et labyrinthiques. La bonne société louis-philipparde découvre avec ce texte une ville qu’elle ne connaît pas, agressive et effrayante.
On décèle aussi plusieurs autres structures sous-jacentes à ce roman. D’abord un aspect romantique, voire mélodramatique, avec une histoire d’amour entre Rodolphe et une aristocrate de la bonne société, ce qui permet au héros de naviguer du haut en bas de la pyramide sociale. De même, des problèmes d’enfants perdus, cachés, martyrisés, comme va le faire dorénavant tout feuilleton qui se respecte. On y trouve également un aspect qui peut paraître simpliste : les personnages de Sue n’évoluent pas (ce que lui reprocheront nombre d’écrivains), ils sont même assez schématiques. Leur aspect physique les définit entièrement : les héros sont gracieux et les méchants ont un air repoussant (le Maitre d’école est même défiguré par le vitriol !) Ce sont tous des archétypes : il n’y a pas de psychologie à proprement parler. Rodolphe, le héros, ressemble à la fois à un surhomme et au Christ : beau, imposant, intrépide, séducteur, d’une force physique hors du commun, intelligent, justicier ; mais il a aussi des fautes à se faire pardonner. Fleur-de-Marie est une jeune femme abandonnée par sa mère et contrainte à la prostitution pour vivre. Le Chourineur est un ancien garçon-boucher qui a tué jadis dans un moment de colère, mais en qui Rodolphe a vu de la bonté. On peut compter au moins près d’une quinzaine de personnages importants, mais aucun n’est vraiment ambivalent : ils sont soit du côté de la compassion et de l’humanité soit du côté des ténèbres. Quant à la noblesse parisienne, milieu d’où vient Eugène Sue, elle est montrée comme sans cœur, ignorante des problèmes et rapace.
Pour tenir en haleine ses lecteurs, Eugène Sue utilise une technique qui "invente" littéralement le roman-feuilleton. Jusqu’ici, ceux-ci étaient plutôt des histoires déjà écrites puis publiées par épisodes dans la presse. Avec les Mystères de Paris, il s’agit d’une narration plus ou moins "en direct", et le texte va grossir au fur et à mesure que le succès se confirme. On a là une série de péripéties variées et prenantes, avec une dramatisation importante de tout le récit, des variations innombrables, un exotisme de ces "sauvages de la civilisation". Ces développements secondaires qui multiplient la longueur du livre et complexifient l’intrigue, après avoir été une des caractéristiques d’Eugène Sue, vont devenir une des spécificités constitutives de ce type de récit. Mais la morale est assez conventionnelle, sous-tendue par une idéologie vaguement religieuse : les personnages positifs, se battant pour le Bien, pourront se racheter de leurs fautes ; même certains protagonistes qui semblaient perdus, comme le Maître d’école. Mais ceux qui sont vraiment détestables n’y auront pas droit : le notaire Ferrand, La Chouette ou Martial, tous damnés à jamais.
Un autre facteur essentiel pour la véracité du récit : l’importance de l’argot, qui apparaît dès les premières lignes :
Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage. Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, s’appelle un ogre, ou une femme de même dégradation, qui s’appelle une ogresse."
L’auteur tente, par l’introduction de ce langage spécifique, une immersion dans une société que ne connaissent pas les habitués du Journal des Débats. Cette langue verte, très importante dans ce roman, va durablement marquer les lecteurs. D’ailleurs, beaucoup de critiques vont lui reprocher d’introduire un vocabulaire peu élégant.
Il y a en outre une importance considérable des descriptions d’un Paris qui ne va pas tarder à disparaître. Sue a l’art de camper une ambiance, un quartier, un milieu. Il dépeint une ville crasseuse, tapageuse, une jungle urbaine où s’affrontent des individus presque tous marqués par la misère, dans cette "écume fangeuse et fétide" au sein de dédales de voies sombres et sordides. Il décrit également des procédés économiques propres à ces lieux, comme le marché d’occasion du Temple :
Dans ce bazar, toute marchandise neuve est généralement prohibée ; mais la plus infime rognure d’étoffe quelconque, mais le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte ou d’acier y trouve son vendeur et son acheteur […] Il est des magasins où l’on découvre des montagnes de savates éculées, percées, tordues, fendues, choses sans nom, sans forme, sans couleur, parmi lesquelles apparaissent çà et là quelques semelles fossiles, épaisses d’un pouce, constellées de clous comme des portes de prison, dures comme le sabot d’un cheval ; véritables squelettes de chaussures, dont toutes les adhérences ont été dévorées par le temps ; tout cela est moisi, racorni, troué, corrodé, et tout cela s’achète : il y a des négociants qui vivent de ce commerce […] On ne saurait croire, avant d’avoir visité ce bazar, comme il faut peu de temps et peu d’argent pour remplir une charrette de tout ce qui est nécessaire au complet établissement de deux ou trois familles qui manquent de tout."
Le succès des Mystères de Paris est gigantesque. Le Journal des Débats multiplie ses ventes, et l’attente quotidienne du public augmente encore la renommée du récit. Toutes les classes sociales sont touchées, pas seulement celles qui lisent la grande presse et qui sont assez aisées. Sainte-Beuve raconte que "dans les cafés, on s'arrache les Débats le matin, on loue chaque numéro jusqu'à dix sous...". On fait la queue dans les cabinets de lecture pour lire le journal et, par la suite, son édition en livre. Des gravures tirées des Mystères de Paris se retrouvent partout, même sur les murs des villes. Les personnages sont des héros de chansons de rue, et durant la publication du feuilleton, rien n’est plus important pour l’opinion publique que les malheurs de Fleur de Marie. Ce succès n’est pas seulement français. Dès 1843, le récit de Sue est traduit en italien, en allemand et en néerlandais. L’année suivante voit dix autres traductions. En 1844, une pièce en est tirée, qui dure sept heures et connaître néanmoins un grand succès.
Le monde littéraire n’est pas en reste. Lamartine relate dans sa correspondance : "Son livre fait fureur ici tous les soirs […] Qu’est-ce qu’un philosophe, un politique, un poète, auprès de ce Richardson populaire, qui fait vivre et aimer tout cela en drames !". Le critique Laverdant déclare dans son journal (La Phalange du 25 juin 1842) : "Félicitons M. Eugène Sue d’avoir retracé d’un si chaleureux pinceau les effroyables douleurs du Peuple et les cruelles insouciances de la Société". George Sand et Alexandre Dumas célèbrent cet ouvrage en confessant leur admiration. On dit même que Victor Hugo s’en serait inspiré pour ses Misérables (1862). Quant à Théophile Gautier, il avoue tout crûment son engouement pour l’enthousiasme populaire :
Tout le monde a dévoré les Mystères de Paris, même les gens qui ne savent pas lire : ceux-là se les font réciter par quelque portier érudit et de bonne volonté ; les êtres les plus étrangers à toute espèce de littérature connaissent la Goualeuse, le Chourineur, la Chouette, Tortillard et le Maître d’école. Toute la France s'est occupée pendant plus d'un an, des aventures du prince Rodolphe, avant de s'occuper de ses propres affaires. Des malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris ; le magique La suite à demain les entraînait de jour en jour, et la mort comprenait qu'ils ne seraient pas tranquilles dans l'autre monde s'ils ne connaissaient le dénouement de cette bizarre épopée."
Mais cela lui vaut également l’inimitié de ceux qui n’ont pas connu un tel succès, comme Balzac ou Sainte-Beuve, par exemple. C’est de la publication de ce roman que va d’ailleurs naître le clivage entre la "littérature industrielle", consommée par les masses, et la prose dite littéraire, fossé qui s’est même accentué de nos jours.
Et Eugène Sue reçoit du courrier, des milliers de lettres d’admirateurs. Qui le félicitent, et souvent lui demandent d’influer sur le sort de tel ou tel personnage. Les correspondants en profitent parfois pour se raconter et se confier. "Comme vous avez bien compris, monsieur, tous les abus d'un système qui ne fait qu'accroître le mal au lieu de le couper à la racine", lui écrit, par exemple, une admiratrice. On lui demande même de temps en temps d’intervenir personnellement auprès du prince Rodolphe, l’auteur régressant en quelque sorte pour se transformer en intermédiaire entre ses lecteurs et sa propre création. On lui envoie de l’argent pour aider les personnages les plus malheureux (mais sympathiques). Et Eugène Sue leur répond, ce qui est totalement nouveau. Se crée alors un lien entre auteur et public, lien personnel et en même temps collectif, qui va devenir, sinon habituel, du moins plus commun au fil du temps, en tout cas dans les genres "populaires". Cette interaction fait sortir l’écrivain de sa tour d’ivoire. Sue va s’ailleurs se prendre au jeu, parcourant les faubourgs, donnant son opinion sur les projets sociaux proposés. Cette synthèse du romantisme social sait par son contenu revendicatif cristalliser chez le public les aspirations diffuses du peuple et semer les germes de la révolution de 1848.
Mais ce roman a aussi connu nombre de critiques. On lui reproche un discours moralisateur, une exaltation du crime, un schématisme des personnages, une naïveté qu’on trouve confondante. Ainsi Sainte-Beuve, auteur populaire de la génération précédente : "La mystification des Mystères de Paris continue […] Parti du Rétif et même du Sade, M. Sue est en voie d’aboutir à saint Vincent de Paul en passant par le Ducray-Duminil". Pareillement, un critique célèbre de l’époque assène : "Le dénouement des Mystères de Paris, arrangé pour le bon plaisir d'une sentimentalité vulgaire et d'après la grossière poétique du mélodrame, n'a rien de commun, ni avec la littérature, ni surtout avec la controverse sur des sujets élevés". Même Paul Féval (auteur du Bossu) lance des commentaires ambigus :
La plume se taillait, cependant, qui allait écrire les Mystères de Paris, ce livre bizarre et tout près d'être magnifique, qui a eu le grand tort de placer nos misères sociales dans le domaine de la féerie."
Le livre déchaîne aussi les passions politiques. La Droite accuse Sue de socialisme et de combattre la société dans ses fondements les plus solides. La gauche trouve le roman paternaliste et démobilisateur, l’aristocrate Rodolphe résolvant les problèmes sociaux par un engagement individuel. Et une morale trop catholique. Karl Marx consacre d’ailleurs un chapitre entier de sa Sainte Famille aux Mystères de Paris, où il considère, de façon très caustique et assez belliqueuse, que ce roman est une ode à la bourgeoisie, accusant son héros de n’être que son défenseur sous des oripeaux vaguement progressistes : "Ce "bon" Rodolphe ! Avec sa fièvre de vengeance, sa soif de sang, sa fureur calme et réfléchie, avec cette hypocrisie qui pare des belles couleurs de la casuistique tout mauvais mouvement, il a précisément toutes les passions du méchant qu'il punit chez les autres en leur crevant les yeux. Seuls d'heureux hasards, l'argent et le rang social, sauvent cet homme de "bien" du bagne."
Malgré ces critiques, le retentissement est énorme. Par ce texte, Sue fournit les thèmes, les images, les idées, les personnages à tous les romans qui vont vouloir traiter du peuple tout au long du XIXe siècle. Se crée à cette époque un courant de la littérature qu’on va nommer les Mystères urbains. Cela concerne surtout les auteurs populaires, mais pas seulement ; la littérature française, mais pas uniquement. On a ainsi dès 1844 Les Mystères de Londres de Paul Féval, puis Les Mystères du vieux Paris de Pierre Zaccone (1854), Les Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas (1854), Les Mystères de Marseille par Émile Zola (1867), Les Mystères de New York de William Cobb (alias Jules Lermina, 1874), Les Mystères de Nouveau Paris de Fortuné du Boisgobey (1876) ainsi que Les Aventures de Rocambole de Ponson du Terrail. Et l’étranger est aussi touché : The Mysteries of London de George W. M. Reynolds (en 1844 ; Reynolds avait lu Eugène Sue !), mais également Les Mystères de Lisbonne de Camilo Castelo Branco (1854), Les Mystères de Naples de Francesco Mastriani (1869), Les Mystères de Florence de Carlo Collodi (1857) ou encore Les Mystères de Berlin (1843), Les Mystères de Gênes d’Anton Giulio Barrili (1867), Les Mystères de Bruxelles de Edouard Suau de Varennes (1845), et tant d’autres titres. Ce phénomène ne s’arrête pas au XIXe siècle. On peut par exemple considérer les aventures de Fantômas, à la Belle Epoque, comme un avatar des Mystères de Paris. Dans les années 1950 sont écrits Les Nouveaux Mystères de Paris, suite de romans policiers de Léo Malet dont chaque volume se situe dans un quartier différent de la capitale, ainsi que Les Derniers mystères de Paris de Pierre Dard (1958). Il y a même une série de science-fiction de Roland W. Wagner, Les Futurs mystères de Paris (1996-2006), toujours à base d’enquêtes.
Les Mystères de Paris ont peut-être un peu vieilli : symbolisme du bien et du mal légèrement appuyé, punition des coupables selon des valeurs qui ont moins cours de nos jours, propension doloriste qui s’étend sur tout le récit, mélodrame, absence de psychologie et personnages immuables, etc. Mais Sue sait camper une atmosphère, décrire des milieux sociaux comme peu à son époque, instaurer un suspense à faire encore frémir les lecteurs du XXIe siècle, recréer un monde depuis disparu pour tous les curieux du passé. Et il sait poser des problèmes toujours actuels : l’injustice, les inégalités, l’avidité, la violence… Si ce roman a été l’un des plus connus du XIXe siècle, le fait d’être rejeté dans "l’enfer" de la littérature populaire l’a recouvert d’un voile d’ombre. Il n’est que rarement cité dans les histoires littéraires, et peu étudié dans les universités. Cependant, il est continuellement republié : plus de 150 rééditions ! Il existe également de nombreuses adaptations au cinéma ou à la télévision. Il a donc toujours un public conséquent, avide de suspense, de grands sentiments, et de redécouverte d’un univers évanoui.
Commentaires
Comparaisons
Monsieur Eugène Süe sans doute, a inspiré Émile Zola et aussi un autre "parisien", Joris-Karl ("Georges-Charles") Huysmans qui écrit une sorte de "guide touristique" très particulier dans son petit livret assez succinct où il évoque la Bièvre puis surtout le Quartier Saint-Séverin. Nous y retrouvons des réminiscences des description de M. Süe. Le «cher Eugène» peut être considéré quelque peu comme le "père en écriture" de beaucoup de continuateurs.
Les "Mystères" en feuilletons
Merci de nous permettre de retrouver ce texte dans son édition originale ( Journal des Débats) . Je vais en lire une partie ( feuilletons choisis au hasard ) . Ce type de récit est toujours d' actualité , tant dans sa forme ( feuilletons vidéo ) que pour le fond ( prolétariat en promiscuité de " racaille " ) . Je vais faire un tour en 1840 - Merci Gallica .
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