Dès la déclaration de l’épidémie en France au mois de janvier 2020, de nombreux conseils sanitaires – plus ou moins vérifiés – sont diffusés afin d’aider les populations à lutter activement contre la maladie. Parmi les mesures hygiéniques préconisées dans la lutte contre le virus, le port du masque de protection est sujet à polémiques. Effectivement, alors qu’il figurait initialement au rang des gestes barrières indiqués par le Ministère des Solidarités et de la Santé pour enrayer l’épidémie à la fin du mois de janvier 2020, le masque protecteur tombe en disgrâce et disparaît des recommandations officielles. Tantôt réputé « inutile pour toute personne non contaminée », contre-productif voire dangereux du fait de sa complexité d’utilisation, tantôt encouragé comme complément logique aux mesures en vigueur, le masque finit par s’inviter expressément dans l’espace public et devient obligatoire dans les transports en commun à compter du 11 mai 2020. Si ces palinodies semblent en partie dictées par la gestion des stocks, elles font également écho aux débats sur l’efficacité des masques en temps d’épidémie que l’on peut retrouver dans les archives de presse des XIXe et XXe siècles.
En effet, bien que le port généralisé du masque nous semble être une mesure préventive sans précédent du fait de son caractère spectaculaire – le masque matérialisant une menace jusqu’alors invisible et provoquant ainsi un sentiment anxiogène – il a souvent été indiqué lorsque la situation sanitaire l’imposait. Mais alors, quelles étaient les recommandations le concernant aux siècles précédents ? Et comment réagissaient les Français face à ces préconisations ? Levons le voile sur cette mesure moins originale que l’on ne pourrait le penser.
Une recommandation de longue date
Au XVII
e siècle déjà, le célèbre « masque à bec de canard », garni de plantes aux propriétés désinfectantes, est imaginé par Charles de Lorme afin de protéger les médecins de peste de la contagion aérienne. Au fil des années et des épidémies, les dispositifs filtrants se précisent et c’est durant le second XIX
e siècle – alors que les travaux de Pasteur font considérablement avancer la recherche médicale – que le masque de protection s’introduit dans le milieu hospitalier. Dès lors, il ne cesse d’être recommandé, d’abord au personnel médical, puis plus généralement à toute personne susceptible d’entrer en contact avec des gouttelettes de mucus ou de salive contenant les germes de malades.
Le 13 mai 1915, un article du
Temps décrit ce « petit appareil » innovant et en attribue l’invention au docteur Henrot en 1868 :
« Un masque respiratoire. — Il fut imaginé en 1868 par M. Henrot pour parer au danger de contagion de certaines maladies infectieuses par les voies respiratoires, la diphtérie, par exemple. Il se compose d’une armature emprisonnant le nez et la bouche et fermée à l’extérieur par deux toiles métalliques entre lesquelles on place des rondelles de coton. Tous les germes infectieux restent attachés à ces rondelles et l’air est ainsi rigoureusement filtré. Une petite soupape très simple et très sensible permet l’issue de l’air respiré. Tout ce petit appareil est en aluminium, très léger par conséquent, et se porte aisément comme des lunettes. » (
Le Temps, 13 mai 1915, p. 4)
C’est ce même docteur Henrot qui propose, en 1895 (comme le mentionne un article du
Gil blas, 27 septembre 1895, p.2), de doter les troupiers de Madagascar de masques protecteurs dans le but de les préserver des émanations méphitiques. Si cette idée a fait son chemin, notamment lors de la Première Guerre mondiale, elle est jugée comique voire ridicule à l’époque :
« ... N'y a-t-il pas de quoi rester bouche bée devant cette proposition de M. Henrot de munir nos troupes d'un masque destiné à filtrer l'air et à le débarrasser de ses miasmes, tout comme le faisaient ces médecins du moyen âge qui pensaient, à l'aide d'un costume grotesque, pouvoir éviter la contagion de la peste ?... Et dire que cette proposition a été faite devant l'Académie de Médecine, et qu'elle a eu les honneurs d'une discussion !... » (Excelsior, 28 février 1916, p. 2/12)
Tout au long du XXe siècle – notamment au moment des pandémies de grippe de 1918 et 1929 – et jusqu’au mois d’avril dernier, l’Académie de médecine se positionne en faveur du masque antiseptique et recommande vivement son utilisation. La mesure n’est donc pas nouvelle, comme le démontrent ces immuables conclusions :
« La récente conclusion, votée par l’Académie de médecine sur la proposition du docteur Bezançon, préconisant le port de masques, pour éviter la dissémination de grippe parmi le personnel sanitaire, ne consacre pas une nouveauté. Le masque protecteur est apparu pour la première fois il y a déjà bien des années […] Serait-il trop compliqué de porter devant la bouche et le nez quelques doubles de gaz à pansement maintenus par une armature de fil de fer, exactement comme on porte des lunettes – ou plus simplement encore, de porter une voilette épaisse ? » (Le Petit Parisien, 27 octobre 1918)
« À la séance d’hier de l’Académie de médecine, le savant professeur Marchoux a fait une communication du plus grand intérêt et de la plus pressante actualité ; il recommande, notamment aux médecins et au personnel hospitalier, de porter sur la figure un réseau léger, voilette ou masque, et en plus des lunettes, afin de se garantir de la projection de gouttelettes septiques provenant d’un éternuement, d’une toux, de la parole des grippés en cours de traitement. » (
Le Journal, 13 février 1929)
« Afin de limiter le risque de transmission directe du virus par les gouttelettes projetées à l’occasion de la parole, de la toux et de l’éternuement, le port d’un masque anti-projections couvrant le nez et la bouche, destiné à retenir ces postillons et à éviter leur dispersion dans l’environnement immédiat, a été recommandé dans un communiqué récent de l’Académie nationale de médecine […] Pour être efficace, le port du masque anti-projections doit être généralisé dans l’espace public. »
Porter un masque : sceptique ou antiseptique ?
Paris-soir, 15 octobre 1932
Malgré les recommandations manifestes de l’Académie, le masque de protection, souvent méprisé et tourné en dérision, n’a pas bonne presse en France. En effet, alors qu’il est largement adopté par les autres pays au moment des pandémies au XXe siècle, il peine à s’attirer les faveurs des Français et en particulier des Parisiens, comme en témoigne cet article publié lors de la deuxième vague de grippe « espagnole » :
« En Angleterre, on a adopté le masque respiratoire pour éviter la contagion. Pourquoi ne le fait-on pas en France ? Le docteur Netter a, cependant avec sa clairvoyance d’éminent praticien, présenté, il y a trois mois, un masque pratique. La Faculté l’adopta, mais non point le public – public, en vérité, bien léger, et qui, par crainte d’être ridicule, préfère se laisser assassiner par les pneumocoques et tous les agents microbiens qu’expulsent les sujets malades qui toussent, éternuent à l’envi dans les tramways, les autobus et les métros ! À Londres, on le porte carrément, et l’on voit dans les quartiers les plus fréquentés, passer des dames, des soldats, de graves civils protégés par le masque – lequel n’empêche pas de parler – contre le fâcheux et mystérieux microbe. » (L’Heure, 26 février 1919)
En 1929, alors que la grippe frappe de nouveau le monde, le docteur Henry Thierry, inspecteur général des services techniques d’hygiène de Paris, défend le port du masque mais reste peu confiant quant aux dispositions des Français vis-à-vis de cette mesure contraignante. Il mise toutefois sur la résurrection d’un phénomène de mode – celui de la voilette – pour convaincre les Françaises de revêtir un préservatif contre les virus :
« Le Français plaisante, même au milieu du danger, et je n’ai pas grande illusion que les hommes en général portent un masque, alors que, pendant la guerre, les officiers avaient peine à l’obtenir des soldats. Mais pour les femmes, vis-à-vis desquelles la mortalité grippale a donné une prédominance marquée en 1918 et qu’on retrouve encore au cours de l’épidémie actuelle, il est si facile de se protéger par le retour d’un élément de toilette jadis à la mode, la voilette, que je ne doute pas de la réussite, si un couturier de luxe s’intéressait au problème et renouvelait la mode ». (Le Matin, 3 mars 1929, p. 2)
Deux jours plus tard, une enquête de Paris-Soir, menée auprès de personnalités parisiennes, répond aux inquiétudes et aux espoirs du Docteur Henry.
Pour le dessinateur Poulbot, qui estime que les femmes ne consentiront pas à « reprendre un accessoire de toilette aussi périmé », le port de la voilette « n’a guère de chance de réussite », ce qui est confirmé par l’actrice Huguette Duflos interrogée sur la question : « Je crois que les voilettes sont, pour longtemps reléguées dans le fond des armoires avec le corset, les faux cheveux, les épingles à chapeau et quelques autres accessoires surannés. » Le comédien Victor Boucher, également questionné sur le sujet, n’est pas plus convaincu par ces mesures : « Je préfère éternuer et me moucher et me nourrir de drogues et de tisanes, pendant des jours, et même renoncer à paraître sur la scène de la Michodière, que de mettre un masque. Ce serait insupportable, affreux et ridicule. Au reste, l'exemple ne serait pas suivi et nous en serions pour nos frais. En France plus qu'ailleurs, le ridicule tue. Mieux vaut encore mourir de la grippe, s'il le faut. »
Les témoignages et les railleries quant à l’incompatibilité du port du masque avec la mode parisienne sont très nombreux et constituent même un marronnier en temps d’épidémie. La question sanitaire passe alors de la rubrique médicale aux chroniques frivoles tandis que le masque continue à être boudé par les Français.
« Les Londoniennes, depuis quelques jours, portent un masque contre la grippe. Et plusieurs journaux ont publié hier des photographies les représentant assez désagréablement muselées. Mais la santé avant tout, n’est-ce pas ? L’exemple d’outre-Manche sera-t-il suivi par nos Parisiennes ? Cela serait à souhaiter, sinon pour nous, qui serions privés du plaisir de contempler leurs gracieux visages, du moins pour elles. Mais, voilà, les Parisiennes consentiront-elles à se défigurer pour sauvegarder leurs bronches ? J’ai bien peur qu’elles ne prennent ce masque-là en grippe. Au fait, ce serait de l’homéopathie ! » (
« Ça et là », Le Gaulois, 27 février 1919 , p. 2)
Dans un reportage humoristique en 1919, le journaliste de L’Œuvre, Marcel Coulaud, raconte son expérience masquée infructueuse menée avec l’un de ses amis au cœur de la capitale :
« J'ai pu constater tout d'abord un certain étonnement. La foule parisienne a eu le triste loisir, depuis quatre ans de guerre, de s'habituer aux figures les plus disparates, aux coutumes les plus étranges...
— Tiens, deux Touareg, a murmuré une fillette instruite...
— Mais non, ma petite fille, fit la maman. Ce sont deux mutilés de la face...
J'ai pris le Métro... Comme à tout voyageur pressé de prendre la rame en partance, l'employée nous a d'abord fermé au nez le portillon.
Puis, soudain, prise de compassion : — Passez quand même, mes pauvres diables ; vous l'avez bien gagné !
Et la porte s'est ouverte devant nous.
A Londres, on s'est vite habitué au port des masques. Ce moyen pratique de se préserver de l'épidémie a vite rallié tous les suffrages. Paris n'est pas encore « à la page ». J'ai confectionné deux écriteaux qui voulaient gagner les Parisiens à ma cause.
« Le Boche est vaincu, disait l'un, mais la grippe ne l'est pas. »
« Masquez-vous les uns les autres... L'essayer c'est l'adopter », ai-je écrit sur l'autre.
Puis, muni de ces pancartes, tel un homme-sandwich de jadis, j'ai parcouru les boulevards...
J'eus un succès d'estime... de curiosité... mais ce fut tout.... Mon masque ne recueillit aucune approbation flatteuse...
— Est-il possible de s'affubler de la sorte ?
— Ce sont des gens qui craignent la grippe... Pour sûr qu'ils ne sont pas restés à Paris au moment des Berthas...
Au café où je me suis installé, plus de trois cents personnes ont fait cercle autour de moi. Quelques-unes avaient une attitude hostile.
J'ai cependant conservé intacte ma foi au masque protecteur, et j'espère malgré tout, que mon exemple n'aura pas été vain. Il aura en tout cas réussi à me procurer une place assise dans le Métro — que dis-je ? quatre places assises — mes voisins ne se souciant guère d'attraper la gripper dont ils me croyaient atteint.
(L’Œuvre, 28 février 1919)
Dès le 11 mai 2020, avec un siège sur deux condamné dans les transports, les Français n’auront d’autre choix que de prendre leurs distances et d’adopter le masque de protection, sous peine de recevoir une note salée. Nous relèverons toutefois l’ironie de l’histoire : c’est un siècle plus tard, alors que les Français étaient prêts à leur faire une place dans leur garde-robe que les précieux tissus viennent à manquer ! L’histoire du masque protecteur français semble définitivement vouée à s’écrire à contretemps et elle comporte encore bien des incertitudes. Néanmoins, nous savons maintenant qu’il faudra l’adopter dans l’espace public, ce qui ne va pas arranger les affaires de nos chers barbiers…
Cet article est réalisé dans le cadre du projet européen NewsEye, A Digital Investigator for Historical Newspapers. Le projet NewsEye est financé par le programme cadre de recherche et innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (accord de subvention n°770299). L'objectif de ce projet est d'offrir aux chercheurs comme au grand public un meilleur accès à la presse historique (1850-1950) sous forme numérique et dans toutes les langues.
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