Fortuné Du Boisgobey (1821-1891)
« M. du Boisgobey […] n'a pas son égal pour embrouiller une intrigue et multiplier les éléments de curiosité sans faire souffrir, en aucune rencontre, la vraisemblance et le bon goût. », affirmait un journaliste en 1880. Admiré de Gorki, il fut même épargné par Émile Zola, qui pourtant n’aimait pas les auteurs de roman feuilleton : « Tous ont aussi peu de talent, aussi peu d’originalité. Je nommerai pourtant M. du Bois-Gobey qui fait plus proprement que les autres » (Émile Zola : Les Romanciers naturalistes, 1881).
Cet écrivain voit le jour à Granville le 11 septembre 1821. Né Fortuné Abraham-Dubois (ses ancêtres Abraham Du Bois Gobey avaient « républicanisé » leur nom lors de la Révolution), il est issu d’une famille aisée (son grand-père fut député de la Manche). Après de brillantes de études à Avranches et Paris, il visite la Bretagne, tenant un journal qui ne sera édité qu’en 2001. Il entre ensuite dans l’Administration, à la Trésorerie des armée d’Afrique. Il profite de ce séjour en Algérie pour circuler dans la région et apprendre l’arabe. En 1848, il se retrouve en France comme receveur des Finances. Fonctionnaire compassé le jour, il joue et fait la noce le soir venu, ce qui l’entraine dans des dettes considérables. Sa réputation (peut-être justifiée) de ne pas vraiment faire de zèle lui vaut également des mutations incessantes, et il finit par démissionner. Il voyage alors en Orient, et en ramène un récit paru en 1876, Du Rhin au Nil. Revenu en France, ruiné, il ne trouve chez lui « qu’une rose fanée, le papier jauni d’une lettre d’amour, et un roman de Ponson du Terrail. N’ayant plus que ses bretelles pour soutenir le poids de son malheur [il] se mit à lire le roman ; quelque aventure de cape et d’épée. - Parbleu ! – se dit-il. Il me semble que j’en ferais bien autant ». Ainsi le raconte joliment un témoin, Emile Delaunay. En tout cas Fortuné Abraham-Dubois entame dès ce moment une nouvelle carrière, celle des Lettres.
Sous le nom de Du Boisgobey, il publie en 1868 dans le Petit Journal, à 44 ans, le récit d’une cause judicaire, Les Deux comédiens. Puis récidive l’année suivante avec L’Homme sans nom et Le Forçat colonel, récits romancés sur les aventures d’un bagnard pendant la Restauration. C’est un succès, et un directeur de journal lui signe en 1870 un contrat de sept ans qui lui assure un confortable revenu annuel de 12.000 francs. Il va alors écrire plus de soixante romans parus dans divers journaux : Petit Moniteur universel du soir, Le Figaro, L’Événement, Le Petit Journal, etc. Parallèlement il rédige aussi des nouvelles et des souvenirs judiciaires. Il devient ainsi un notable du monde culturel : président de la Société des Gens de Lettres (1885-1886), il fréquente les frères Goncourt, Chavette, Mirbeau, etc. Sa vie est devenue routinière, en apparence. Atteint d’une maladie de la moelle épinière qui lui paralyse progressivement les membres inférieurs, il meurt à Paris le 26 février 1891. Jamais marié, sans enfant, il lègue tout ce qu’il possède à une ancienne maîtresse, faisant fi de la morale de son temps.
Ses romans donnent une vivante peinture de son époque, avec des notations réalistes et modernes : « On sait que le public des omnibus varie suivant le chemin qu’ils suivent […] La ligne des boulevards résume tout cela : élégante au départ de la Madeleine, bourgeoise au milieu, ouvrière à l’arrivée. Les robes de soie n’y dépassent guère la place du Château-d’Eau » (Le Coup de pouce). De même la psychologie de ses personnages est nuancée, ce qui tranche avec la littérature feuilletonesque du temps.
Le Matin - Aujourd'hui lisez le grand roman inédit par F. du Boisgobey
Comme tous les romanciers populaires, il utilise une large palette, du roman mondain au roman des bas-fonds (Les Mystères du Nouveau Paris 1875 , Double-blanc, 1889, Le Cochon d’or, 1881, Bouche cousue, 1882, etc.). Avec cependant deux genres de prédilection. D’abord le roman historique : Les Deux merles de Mr. Saint-Mars, 1873 (sur le Masque de fer), Un Cadet de Normandie au XVIIe siècle, 1890 ou L’As de cœur, 1874 (sur la Régence). Il s’intéresse particulièrement à la Révolution, sur laquelle il porte un regard très conservateur : Le Demi-monde sous la Terreur, 1877, Les Collets noirs, 1874, La Jambe noire, 1876, etc. Il se distingue de ses confrères par une documentation très rigoureuse, écartant les anachronismes si nombreux chez Ponson du Terrail et Alexandre Dumas.
Mais il reste pour la postérité l’auteur de grands romans judiciaires : Le Coup d’œil de Monsieur Piedouche, 1883, La Vieillesse de Monsieur Lecoq, 1877 (hommage à Gaboriau), Le Crime de l’Opéra, 1879, L’Affaire Matapan, 1881, Le Crime de l’omnibus, 1881, Le Pouce crochu, 1885, Le Collier d’acier, 1883, La Main froide, 1889, etc. S’il continue de mêler les exubérantes péripéties venant du roman-feuilleton à une certaine rigueur dans les enquêtes, le premier, il fait de ses détectives des êtres faillibles, sujets au doute et commettant des erreurs, ce qui rend ses récits toujours surprenants. Il casse les stéréotypes d’alors : des professionnels ridiculisés par des amateurs, des criminels échappant au châtiment, des limiers personnellement impliqués dans leur quête. Il innove dans les intrigues : faux crimes, fausses victimes, l’enquêteur coupable, etc. Sans compter un style fluide, des scénarios complexes mais lisibles, un humour sous-jacent, une vision parfois décalée qui donne à ses lecteurs du recul tout en les tenant en haleine et les emprisonnant dans une toile de mystères.
Lire dans le Journal du dimanche Le Demi Monde sous la Terreur par F. Du Boisgobey, affiche de Jules Ferat (Lemercier, Paris, 1879)
Il fut abondamment traduit, en Chine, au Japon, et surtout dans les pays anglo-saxons. Mais tandis que le tout premier récit d’un meurtre en chambre close Le Mystère d’un hansom cab, publié par Fergus Hume en 1887, lui rend explicitement hommage, il est cependant vite oublié en France après sa mort. Il n’y a quasiment pas de livres de lui publiés au XXe siècle. Mais, peut-être à la suite d’un dossier spécial de la revue Rocambole datant de 1997, on ne compte pas moins de 18 nouvelles rééditions depuis 1999, rendant justice à celui qu’on peut considérer comme un des pères du roman d’énigme.
Roger Musnik, département Littérature et Arts
Pour en savoir plus : Sándor KÁLAÏ : « Hybridité du récit d'enquête chez Fortuné du Boisgobey », Romantisme, 2010/3, n° 149, po. 53-63 CAIRN.
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