L'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal
La Réserve des livres rares a acquis en vente publique, le 17 mars 2015, un exemplaire exceptionnel de l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal, l'un des ouvrages les plus remarquables de l'esprit des Lumières et, par le succès qu'il a connu, l'un des plus influents aussi.
Conçue comme une Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, pour citer son titre complet, et produite par la compilation de contributions diverses réunies par Raynal, l'oeuvre offre un panorama du colonialisme sous l'Ancien Régime. Mais c'est aussi l'occasion d'une vive critique politique et philosophique qui, en son temps, ne trompa pas les autorités : l'édition originale de 1770 ne tarda pas à être condamnée (1772). Le texte fut ensuite revu et augmenté, mais sa vigueur critique renforcée au gré de ces révisions. Cette évolution est en grande partie imputable à Diderot, qui collabora tôt à l'entreprise de Raynal mais dont la contribution majeure, par la quantité comme par la vigueur de la critique, est celle qu'il apporta à la troisième version, publiée en 1780.
Si la participation de Diderot était une chose connue de longue date, de longue date aussi les chercheurs se sont interrogés sur son étendue, qu'aucun des documents qu'on conservait à ce jour ne permettait de délimiter avec exactitude. L'exemplaire de l'édition de 1780 acquis le 17 mars 2015 permet de répondre à cette question avec une certitude nouvelle : conservés depuis la fin du XVIIIe siècle dans la bibliothèque d'Alexandre Marie Dompierre d'Hornoy (1742-1828), les quatre volumes de texte présentent dans leurs marges des traits au crayon qui pourraient paraître anodins si une note d'Hornoy, homme de loi pénétré de l'esprit des Lumières, correspondant et petit-neveu de Voltaire, proche aussi de Diderot, ne permettait d'établir qu'ils ont été tracés par Mme de Vandeul, la fille de Diderot, afin de marquer avec précision ce qui était dû à la plume de son père. De petits traits à l'encre, sans doute de la main d'Hornoy, redoublent les marques au crayon à la manière de guillemets signalant le commencement et la fin d'un passage inséré. Hornoy, enfin, a dressé à la suite de sa note un index de tous les passages ainsi marqués dans chacun des tomes : sa longueur montre éloquemment l'ampleur de la contribution de Diderot.
L'existence de cet exemplaire était avérée au début du XIXe siècle, mais son propriétaire et sa localisation inconnus. Sa découverte constitue un apport notable à la connaissance de l'oeuvre et de la pensée de Diderot, autant qu'à l'histoire complexe du texte de l'Histoire des deux Indes. C'est la raison pour laquelle les quatre volumes de texte ainsi que l'atlas qui les complète ont été numérisés sans tarder après leur acquisition, afin de répondre tant aux besoins des spécialistes de Diderot qu'à la curiosité de tous ceux qu'intéresse la philosophie des Lumières.
Tome 1, recto du premier feuillet de la main d'Hornoy
Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796) est ordonné prêtre en 1743, monte à Paris en 1746 et devient précepteur dans de grandes familles. Il fréquente les philosophes dans les grands salons de la capitale, se lie aux Encyclopédistes et débute vers 1766 la rédaction de l’Histoire des deux Indes qui paraît de manière anonyme en 1770 à Amsterdam. Les condamnations des versions successives par un Arrêt du Conseil en 1772 puis en 1781 assurent à son auteur une grande publicité mais le contraignent aussi à l’exil.
L'oeuvre connaît alors une diffusion rapide, malgré l’hostilité de la police : en moins de vingt ans, plus d’une cinquantaine d’éditions sont produites, auxquelles on peut ajouter la publication de nombreux extraits, morceaux repris dans des périodiques, brochures, ainsi que des traductions. Cet engouement, qui se reflète dans la multiplicité des comptes rendus parus dans la presse et les témoignages de lecteurs, peut s’expliquer par les différentes réceptions de l’œuvre.
Somme monumentale de l’anticolonialisme, l’Histoire des deux Indes met en cause de manière beaucoup plus radicale le système esclavagiste, marquant ainsi une évolution de la gêne à la révolte dans l’esprit des Lumières. Dû à la plume de Diderot, le célèbre passage sur les horreurs de la traite, qui ouvre le onzième livre, est emblématique de cette attitude nouvelle :
"Nous avons vu d'immenses contrées envahies & dévastées ; leurs innocens & tranquilles habitans, ou massacrés, ou chargés de chaînes ; une affreuse solitude s'établir sur les ruines d'une population nombreuse ; des usurpateurs féroces s'entr' égorger & entasser leurs cadavres sur les cadavres de leurs victimes. Quelle sera la suite de tant de forfaits ? Les mêmes, les mêmes, suivis d'un autre moins sanglant peut-être, mais plus révoltant : le commerce de l'homme vendu & acheté par l'homme."
Tome 3, frontispice gravé par Jean-Michel Moreau (1741-1814)
Une lecture plus politique en découle, par le parallèle qui peut être établi entre la tyrannie exercée par un despote sur son pays et celle dont use le maître sur son esclave. C’est ainsi que l’auteur et les contributeurs de l’Histoire des deux Indes ont pu être considérés comme des précurseurs de la Révolution. Dans l’"apostrophe à Louis XVI", Diderot, sous le masque de Raynal, expose sans concession l’état de la France et appelle le jeune monarque à répondre aux vœux qu’il formule pour améliorer le sort de ses concitoyens.
Tracé par Mme de Vandeul, le trait en marge à droite figure la contribution de Diderot
Enfin, il ne faut pas oublier que l’Histoire des deux Indes, malgré les erreurs qui lui furent reprochées, a été aussi consultée pour les informations « pratiques » qu’elle renferme. Les cartes et tableaux composant le dernier volume de l’édition de 1780 en sont un témoignage.
Tome 5, planisphère suivant la projection de Mercator
Jean-Marc Chatelain et Marguerite Sablonnière, Réserve des livres rares
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