Pierre Alexis de Ponson du Terrail (1829-1871) épisode I l'écrivain
Pierre Alexis Ponson du Terrail est l'un des quatre plus grands feuilletonistes du XIXe siècle, et aussi l’un des plus productifs. Mort à 42 ans, il a écrit uniquement sous le Second Empire plus de 80 romans, en plus d’articles, de nouvelles et de causeries. Un second billet passera plus particulièrement en revue ses œuvres.
Il n’y a qu’un homme de génie à présent, c’est M. Ponson du Terrail. Avez-vous lu quelques-uns de ses feuilletons ? Personne ne manie comme lui le crime et l’assassinat. J’en fais mes délices
Ainsi écrivait Prosper Mérimée sur Pierre Alexis Ponson du Terrail, auteur qui était son exact opposé et que presque toute l’intelligentsia flétrissait. Comme par exemple Emile Zola, dans une lettre à Cézanne le 1er octobre 1860 : "Cet homme est un commerçant et non un littérateur ; c’est le menuisier du coin, plus il fait, plus il gagne". Même s’il tempérait ses propos un peu plus tard : "En somme beaucoup de verve, beaucoup de science, beaucoup de souffle. On ne peut dédaigner l’écrivain qui tient dans sa main les émotions de 200 ou 300 mille hommes" (L’Evénement, 1er septembre 1866). Quant aux frères Goncourt, ils le détestaient :
C’est lui qui dit aux directeurs de journaux, où il a un immense roman en train : "Prévenez-moi trois feuilletons d’avance, si ça ennuie votre public, et en un feuilleton je finirai". On vend des pruneaux avec plus de fierté.
Ponson du Terrail passait donc aux yeux de ses contemporains lettrés pour un tâcheron productif, mais insipide et sans talent. Sauf qu’il était l’écrivain le plus populaire (et de loin) du Second Empire, et qu’il a créé un personnage propre encore à faire rêver : Rocambole. Avec Alexandre Dumas, Paul Féval et Eugène Sue il fait partie du quatuor qui a donné ses lettres de noblesse au roman-feuilleton. C’est, comme le souligne l’Encyclopedia Universalis, "l'un des producteurs de romans-feuilletons les plus populaires et les plus féconds du XIXe siècle".
Pierre Alexis Ferdinand de Ponson naît à Montmaur (Hautes-Alpes) le 8 juillet 1829, dans le château des Terrail. Sa famille s’enorgueillissait de descendre du chevalier Bayard, même si la lignée de ce dernier s’était éteinte au XVIIe siècle. Il grandit sur le domaine paternel à Simiane-la-Rotonde (Alpes de Hautes Provence), avec son frère Henri et sa sœur Hortense, dont il restera très proche. Pendant que son père l’initie à la chasse, une des grandes passions de sa vie, il étudie au collège d’Apt. Adolescent, il découvre de grands récits classiques, comme Les Mille Et Une Nuits ou les contes de La Table ronde, mais surtout les grands feuilletonistes de la génération précédente, français, comme Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Frédéric Soulié, ou étranger, comme Walter Scott. Certains de ses détracteurs diront plus tard qu’il les a "pillés". Puis il s’inscrit au collège royal de Marseille, afin de préparer l’Ecole navale, à laquelle le destinaient ses parents. Cependant son indifférence pour les sciences, surtout les mathématiques, le font échouer. Et déjà le démon de l’écriture s’empare de lui. Il publie Un Amour de 16 ans, au même âge, sous le pseudonyme de Georges Bruck. Comme il l’a écrit plus tard :
Le jour où j’ai lu cette phrase : "Quelle était cette main ? Quelle était cette tête ? - La suite au prochain numéro", j’ai compris que ma voie était trouvée.
Il monte alors à Paris, fin 1847, où il trouve un emploi dans un journal légitimiste. Pendant la Révolution de 1848, qui jette bas la Monarchie de Juillet, il s’engage dans la Garde mobile. Il est alors, bien que d’opinion royaliste, un admirateur de Lamartine, membre du Gouvernement provisoire. Néanmoins, en juin, durant l’insurrection ouvrière, "il fut officier dans cette garde mobile de Paris qui teignit de son sang les barricades de juin et il s'y fit remarquer par sa bravoure et son entrain" (Le Monde illustré). C’est donc un homme d’ordre. Cela est significatif du changement qui, lors de ce soulèvement, marque un tournant politique dans l’univers du feuilleton : les auteurs populaires les plus importants du moment, plutôt de gauche (comme Eugène Sue ou Alexandre Dumas) vont peu à peu s’effacer au profit des conservateurs, comme Paul Féval ou Ponson Du Terrail. Le Second Empire marque le désengagement progressif des écrivains au profit d’une littérature de divertissement, même si leur exaltation du crime et des criminels va influencer les figures anarchisantes de la Belle-Epoque (Chéri-Bibi, Arsène Lupin). Ponson du Terrail démissionne toutefois très vite de son régiment, car une seule chose l’intéresse : écrire … et être lu ! Son objectif est d’être publié dans les journaux à grand tirage, quelles que soient leurs sensibilités politiques.
Il a vingt ans. Il entre alors en 1849 dans un périodique monarchiste, L’Opinion publique, avec un premier roman : La Vraie Icarie, histoire d’une colonie d’artistes qui va s’effondrer, et qui s’affiche très critique envers les idées révolutionnaires. Il y est publié gratuitement, car d’une part ce titre était en difficulté, et d’autre part Ponson cherchait à se faire connaître du public mais aussi des éditeurs et des journalistes. Au début des années cinquante, quand il commence sa carrière, on a une vogue de récits "vrais"", à cause du timbre Riancey, mesure coercitive du pouvoir obligeant la presse à payer pour publier des fictions. D’où la nature de ses écrits initiaux, relations de voyage (Voyage de Paris à Athènes, La Corse et ses bandits) ou chroniques historiques (Histoire de Jehanne d’Arc, Le Duc de Guise à Naples). Mais son premier succès est Les Coulisses du monde (1851-1852). Cette narration est significative de toute son œuvre à venir : héritage détourné, rivalités familiales, intrigues mondaines et populaires, métamorphoses des personnages, ensemble abouti de passions extrêmes (duels, séductions, amours, sacrifices). Avec des protagonistes devenus typiques du feuilleton : héros vengeurs, serviteurs fidèles, femmes fatales, assassins prêts à tous les crimes.
Ces années d’apprentissage sont aussi des années de découvertes : auteurs, comme Edgar Poe (qui venait d’être traduit par Baudelaire), amis, comme Emmanuel Gonzalès, mais aussi antagonistes, comme Emile Gaboriau ou Paul Féval. "Comme tous ceux qui ont tenté les dures épreuves de la littérature, Ponson eut des débuts pénibles […] Mais il traversa la tête haute et le cœur ouvert ce noviciat de la vie des lettres. Son inaltérable bonne humeur le soutenait, et d'ailleurs il comptait sur une arme avec laquelle on se fraye toujours un chemin — le travail.", écrivait Le Monde illustré à sa mort. Car d’obscur homme de plume, il devient célèbre en quelques années. D’abord à la Patrie et au Pays, puis au Petit Journal, au Siècle, à La Presse, au Constitutionnel. Sans compter des journaux moins prestigieux, comme L’Opinion nationale, Le Moniteur, L’Assemblée nationale, etc. Sa bonne fortune entraîne sa prospérité, car il gagne de plus en plus d’argent. Il est aussi publiciste, rédigeant des chroniques, et des nouvelles, des contes rustiques ou des histoires de chasse… Ses textes se multiplient, et en 1857, il publie dans La Patrie (bonapartiste) le premier roman ou apparaît le fameux Rocambole. En 1861, comme Alexandre Dumas, il crée son propre magazine, dont il emprunte le titre à sa réussite liminaire, Les Coulisses du monde, et qui se poursuit jusqu’en 1865. Il y édite des "causeries", des anecdotes, des comptes-rendus de théâtre ou de courses, des histoires de chasse, et surtout des textes de lui et d’autres feuilletonistes (Féval, Montépin). En 1864, il connaît des succès avec des adaptations de ses fictions au théâtre. On a pu compter, que l’année suivante, il mène de front dans cinq journaux quotidiens, grands ou petits, cinq romans-feuilletons à la fois. Il a fourni, pendant plus de vingt ans, toute la presse parisienne, grâce à une imagination débordante.
Car Ponson du Terrail est un auteur extrêmement prolifique !
Il travaillait beaucoup, mais d'une manière originale. Levé à quatre ou cinq heures du matin, il écrivait jusqu'à dix heures, tout d'une haleine, les deux, trois ou quatre feuilletons qui devaient paraître le lendemain dans autant de journaux différents. A dix heures, sa journée était achevée il descendait de son cinquième étage de la rue Vivienne, fumait un londrès et allait déjeuner
affirme Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire universel. Et contrairement à Alexandre Dumas, jamais personne n’a douté qu’il n’ait pas écrit seul toute sa production. Ponson aime à fréquenter les théâtres et restaurants des Grands Boulevards avec ses amis. Il mène de fait la vie d’un littérateur du Second Empire, de façon parfois clinquante. Il s’attribue, de manière frauduleuse, un titre de Vicomte, qu’il mettra sur toutes ses couvertures. Ainsi que la particule Du Terrail. Très chatouilleux sur son nom (combien de fois fait-il des procès à ceux qui ne le respectent pas), il a donc en contrepartie beaucoup de gens qui se font un malin plaisir à le déformer ou le parodier, l’appelant tantôt Ponson du Travail ou Tronçon du Poitrail, à moins que cela soit Poncif du Terrail, Tesson du Portail ou encore Ponton du Sérail !
Il décide d'obtenir la Légion d’honneur, qu’il n’obtiendra qu’au bout de deux ans, et après de nombreuses difficultés, en 1866, dans la même promotion d’ailleurs que Flaubert (qui en sera presque vexé). Il adhère à la Société des Gens de Lettres, dont il devient le secrétaire entre 1854 et 1856, puis de 1859 à 1865, avant d’en devenir le vice-président (1866-1867). Dans sa vie personnelle, il a une relation malheureuse avec une maîtresse qui meurt phtisique (cela fait penser à la fameuse Dame aux Camélias, de Dumas fils, publiée peu de temps avant !), avant de se marier le 14 juin 1860 avec une fille d’un riche propriétaire, de 26 ans, Louise Lucille Jarry. Le couple habite alors à Paris, mais va souvent dans l’Orléanais, à Fay-aux-loges, dans une propriété de son beau-père, et surtout dans une résidence qu’il a achetée à Donnery, Les Charmettes, où il élève des chiens et part à la chasse chaque automne.
Mais en 1870, c’est le conflit avec la Prusse. Ponson du Terrail venait de commencer un nouvel épisode de Rocambole, quand il se décide d’arrêter brutalement : "C’est la guerre, on se bat et l’heure des fictions est passée", se justifie-t-il auprès son journal. Pendant le siège de Paris, il s’échappe et se rend dans sa propriété de Sologne, pour y organiser une compagnie de francs-tireurs (composée de braconniers et de paysans). Mais son inexpérience des armes lui fait faire des erreurs, et après quelques escarmouches, il part à Bordeaux pour rejoindre le gouvernement provisoire. Et c’est là qu’il décède, le 20 janvier 1871, de fièvres attrapées dans le maquis ou de la petite vérole contractée dans les quartiers louches cette ville, selon les sources. Il est d’abord enterré dans cette cité, mais pour des raisons financières son corps est rapatrié à Paris en 1878. Il avait quarante-deux ans au moment de sa mort, et avait écrit en moins de vingt ans des dizaines de milliers de pages. Sa postérité littéraire est maigre. En 1871 parait sous son nom La Juive du Château-Trompette, mais écrit par un autre. Rocambole se continuera, mais sans vraiment marquer les esprits : Le Retour de Rocambole en 1875 par Constant Guéroult, ou Le Testament de Rocambole en 1931 par Frédéric Valade.
Sa bibliographie n’est pas aisée à établir. D’abord parce qu’il y a confusion entre ses différents opus, comme le soulignait Pierre Larousse dans le Grand Dictionnaire universel : "Un grand nombre de ses ouvrages ont paru sous plusieurs titres, et l'on se perd dans la suite des séries ajoutées après coup à l'œuvre principale". De plus, sa production n'a jamais fait l'objet d'une édition définitive ni même complète mais d'un simple recensement, qui est cependant très précieux, car il fait le tri entre les différentes versions et donne résumés et analyses de tous ses ouvrages (Ponson du Terrail : dictionnaire des œuvres, présenté par Alfu, Encrage, 2008, 814 p.).
Son succès fut immense. On raconte que la publication du Dernier mot de Rocambole fit monter la Petite Presse à 100 000 exemplaires en 1867. Ou encore que La Résurrection de Rocambole en 1865 porta Le Petit Journal à 282 000 copies. Il fit la fortune des directeurs de presse, ce qui ne l’empêcha pas de se battre contre eux pour accroître encore ses revenus. L’anecdote suivante est célèbre : l’un d’eux lui refusant toute augmentation décida de se passer de ses services. Mais malgré tous les efforts de ses différents rédacteurs, personne ne put trouver la suite d’un épisode ou Rocambole était enfermé dans un coffre et menacé de mort. A la semaine suivante, Ponson fut finalement augmenté et reprit son récit ainsi : "Ayant réussi à s'échapper du coffre-fort, Rocambole...". Même si cette histoire n’est pas totalement avérée, elle illustre bien son savoir-faire et sa malice. Le Monde illustré de 1871 témoigne de sa renommée :
Disons seulement que tout succès a sa raison d'être et que l'immense vogue des romans de Ponson du Terrail a dépassé presque tous les succès connus. On lisait ses feuilletons en Californie comme au Caucase, et il nous souvient d'avoir trouvé dans la Haute-Égypte un exemplaire de la Jeunesse du roi Henri.
Pierre Larousse, encore lui, trouve que sa popularité le dédouane même de récits que le rédacteur trouve quant à lui plus que médiocres :
Ponson du Terrail était lu, et même lu avec avidité […] à ce point de vue, cette littérature, quoique grossière, n'est pas si méprisable ; c'est quelque chose que de donner le goût de la lecture aux masses, de créer des couches nouvelles de lecteurs.
Emile Zola, lui, incrimine le public, mais ne semble pas pouvoir y faire grand-chose, si l’on en croit ce qu’il écrivait dans Le Salut public (en 1866) :
Ce n’est pas la faute à M. Ponson du Terrail si nous sommes des badauds. Il est innocent de la curiosité stupide qui nous pousse à le lire et à faire de lui un romancier populaire.
On l’a dit bonapartiste : il écrit pour des journaux bien-pensants, ne connait pas la censure et ses remarques sur la paresse des grévistes ne le classent pas dans les rangs progressistes. Pour Yves Olivier-Martin, auteur d’une fameuse Histoire du roman populaire en France, le Second Empire, pendant lequel se situe toute sa carrière, a cherché en lui un romancier apolitique qui fasse oublier, dans "le vacarme d’énormes aventures rêvées", le coup d’état de 1851. Mais d’autres critiques littéraires font remarquer qu’il a dû se battre pour avoir la Légion d’honneur et qu’il ne peut être taxé de romancier impérial. Certes il n’est pas démocrate, car partisan d’un chef vertueux et juste (comme le sont à ses yeux Louis XI, Henri IV ou Napoléon Ier) ; mais, d’un autre coté, il défend les peuples asservis, est hostile à toute trahison (mieux vaut pour lui un républicain se battant pour sa patrie qu’un aristocrate contre elle). Il est, surtout, favorable à la tolérance, comme le démontre son roman sur la Saint-Barthélemy.
Le jugement de ses contemporains est donc très tranché. Pour certains, comme Emile Chevalet, il se contente d’emprunter à ses prédécesseurs : "Avec ses rognures, prises de droite et de gauche, il arrondit son avoir", quand d’autres, comme Paul Dalloz, dirigeant du Moniteur, jure qu’"il avait un empire sans limite, celui de l’imagination […] Son but principal était d’intéresser, d’émouvoir, de captiver ses lecteurs. C’est par le cœur, par les passions qu’il était sûr de les tenir".
Ajouter un commentaire