L’Ecole de Nogent : l'étude de l'agriculture des pays tropicaux au fil du temps
L’Ecole d’agriculture de Nogent est née discrètement au début du 20e siècle. Elle se consacre à la mise en application au domaine colonial des sciences agricoles, et a vite connu un fort développement puis de grands changements à partir de la Deuxième Guerre mondiale. De 1902 à 1939, l’institution accompagne et écrit l’histoire de son temps. Les ressources de la bibliothèque numérique du Cirad, NumBA, nous la racontent.
L’Ecole nationale supérieure d’agriculture coloniale (ENSAC) est un "enseignement agricole" créé "au Jardin colonial", selon les termes du décret du 29 mars 1902. Ce Jardin avait vu le jour trois ans plus tôt, en janvier 1899, dans un contexte de consolidation de l’empire colonial français. Il s’était établi à l’extrême est du Bois de Vincennes, à la limite de Nogent-sur-Marne, sur une parcelle appartenant au Muséum national d’histoire naturelle que nous connaissons. L’installation d’une structure d’enseignement au Jardin colonial venait en quelque sorte compléter ses missions initiales de "Jardin d’essai colonial" en métropole : cultures sous serres, expérimentations en laboratoires, et centralisation de renseignements intéressant les productions agricoles coloniales.
Pour retracer l’histoire de l’"Ecole de Nogent", les revues L’Agriculture pratique des pays chauds, bulletin du Jardin colonial et des jardins d’essai des colonies françaises, puis L’Agronomie coloniale, sont une formidable source d’information. Les collections de ces périodiques du Jardin colonial sont consultables dans leur intégralité dans NumBA, et dans Gallica. On y trouve : des articles scientifiques et techniques et des renseignements commerciaux sur les productions agricoles coloniales ; des documents officiels, sur les colonies et sur l’enseignement dispensé à Nogent ; des pages donnant des "Nouvelles de l’Ecole et des anciens élèves".
Mais commençons la visite de l’Ecole avec La Dépêche coloniale illustrée du 15 août 1903 consacrée au Jardin colonial. Après une présentation des missions initiales de l’établissement, on lit ceci (p. 206) : "Mais ce n’était pas tout que d’étudier les matières premières, il fallait former des hommes capables de mettre nos colonies en valeur." Qu’à cela ne tienne, le journal consacre la suite de son numéro à la présentation de la toute nouvelle école : textes fondateurs, corps enseignant au complet, laboratoires des élèves, etc., le tout, photographies à l’appui.
L’Ecole de Nogent est un établissement d’application au domaine colonial des sciences agricoles. Des jeunes gens déjà formés et diplômés viennent s’y spécialiser, afin d’appliquer au milieu naturel et humain des colonies françaises des disciplines apprises dans les écoles ou à l’université. Rappelons ici que les possessions du second Empire colonial français (appelé ainsi par opposition au premier Empire colonial d’Ancien Régime) se trouvent dans les zones tropicales et méditerranéennes, d’où l’impression que les mots "colonial" et "tropical" sont synonymes et qu’ils se seraient simplement succédés avec le temps. Ce n’est que partiellement vrai. Dans le très important décret de "réorganisation de l’école d’agriculture coloniale" par exemple, le rédacteur – nous sommes en 1920 – utilise à plusieurs reprises l’expression de "zone des cultures tropicales" (article 10).
Il n’en demeure pas moins que la "botanique coloniale", la "zootechnie coloniale", ou encore l’"économie rurale dans ses applications aux colonies françaises" figurent dans la liste des dix premières chaires d’enseignement. Des ouvrages de professeurs de l’Ecole reprennent cette notion d’application que l’on rencontrera tout au long de l’histoire de cette tradition d’enseignement. Ainsi, Max Ringelmann, professeur de génie rural colonial, et Marcel Dubard, titulaire de la chaire de botanique coloniale, publient respectivement Génie rural appliqué aux colonies. Cours professé à l'Institut national d'agronomie coloniale et Botanique coloniale appliquée. Cours professé à l'École supérieure d'agriculture coloniale. A l’évidence, les matières enseignées à Nogent répondent, de façon très pragmatique, au besoin exprimé par le ministre des colonies dans son rapport préalable à la création de l’Ecole : "développer (…) les productions agricoles" dans "chacune" des colonies françaises.
Les élèves dits "réguliers" - par opposition aux auditeurs libres -, doivent être diplômés d’établissements français, jusqu’à la réforme de 1920. Une grosse partie vient de l’Institut national agronomique de Paris (INA), des écoles nationales d’agriculture (de Grignon, Montpellier et Rennes), de l’Ecole d’horticulture de Versailles, mais aussi, exception notable, de l’Ecole coloniale d’agriculture de Tunis - créée, il est vrai, par le premier directeur du Jardin colonial, Jean-Thadée Dybowski.
Dans la période des débuts, le système est souple et des exceptions existent. Paul Panda-Farnana, élève du Congo belge formé à Vilvorde en Belgique, intègre la sixième promotion (1907-1908) ; Racine Mademba, originaire du Soudan français, est admis dans la promotion 1910-1911 alors qu’il est encore en 3e année à l’INA. Quelques mois plus tard, celui-ci sortira major de sa promotion, ce qui lui vaudra d’être récompensé par une mission d’études en Egypte dont il rapportera une publication portant sur les céréales d’été, dont le riz. Les étrangers sont nombreux durant cette première période et viennent de tous les continents, Europe comprise. De 1902 à 1921 (promotions 1902-1903 à 1920-21), ils sont 19 sur 204 élèves réguliers, soit près de 10 %, auxquels il faut ajouter quatre élèves des Antilles françaises et de la Guyane - les "vieilles colonies" de l’Empire colonial d’Ancien Régime.
Au cours de l’entre-deux guerres, les élèves diplômés de la section agricole de l’Ecole de Nogent avaient eux aussi la possibilité d’obtenir, dans un deuxième temps, le diplôme convoité d’ingénieur d’agronomie coloniale. C’est ce qu’on fait, par exemple, Robert Dufournet et Henri Jacques-Félix, tous deux élèves de la promotion 1928-1929.
Robert Dufournet (1908-1998) intègre sur concours la section agricole de Nogent après une année à l’Ecole pratique d’agriculture de La Brosse (Yonne). Sorti quatrième de sa promotion en 1929, il est nommé en 1931 dans l’administration coloniale et affecté à Madagascar dans des postes à responsabilité, d’abord à la station rizicole de Marovoay puis dans le service d’études et propagande agricoles, au nord du pays. De retour en France cinq ans plus tard, il reprend contact avec l’Ecole à qui il soumet deux travaux de synthèse rapportés de son séjour dans la Grande-Ile. Ses deux mémoires acceptés, passant avec réussite l’examen de fin d’études de la section agronomique, il obtient le diplôme d’ingénieur d’agronomie coloniale. Nous sommes en 1937, et R. Dufournet passera l’essentiel de sa vie d’agronome à Madagascar jusqu’à sa retraite en 1973, travaillant sur le riz, mais aussi le manioc et l’arachide. La revue L’Agronomie coloniale publie en 1938 et 1939 "Le raphia de Madagascar", un article richement illustré, qui porte sur une des synthèses qu’il avait présentées à l’Ecole.
Henri Jacques-Félix (1907-2008), quant à lui, était devenu Ingénieur d’agronomie coloniale dès 1932. La Bibliothèque historique du Cirad a hérité du fonds d’ouvrages de ce botaniste, spécialiste des flores africaines, directeur de recherches à l’ORSTOM.
Ces trajectoires ont été rendues possibles par le décret du 3 août 1920 "portant réorganisation de l’Ecole d’agriculture coloniale", un texte décisif dans l’évolution de l’enseignement à Nogent. Remarquablement détaillé avec pas moins de vingt-et-un articles, il a été préparé par Albert Sarraut, ministre des colonies et homme de la "mise en valeur des colonies françaises". Pour Sarraut, le rapport de présentation de ce décret sur l’Ecole est une occasion, peu avant la présentation de son projet de loi devant la Chambre des députés (1921) puis la parution de son volumineux ouvrage, La mise en valeur des colonies françaises (1923), de défendre ce qui lui tient à cœur : "une exploitation rationnelle toujours plus intensive de nos colonies".
Dans son rapport, Sarraut écrit que les possessions coloniales ont un "rôle (…) à remplir pour le relèvement économique de la France » au lendemain de la Grande Guerre, d’où la « portée » de « l’enseignement agronomique et agricole colonial (…) La mise en valeur méthodique de nos colonies, continue Sarraut, nécessite (…), d’une part, des agronomes aptes à effectuer des recherches ou à remplir des fonctions de direction et, d’autre part, des agents techniques spécialisés dans la connaissance pratique de l’agriculture coloniale." En découle la division de l’Ecole en deux sections, agronomique et agricole, et la nécessité de remanier les programmes et d’adapter les pédagogies.
Qu’est-ce qui différencie un ingénieur agronome et un ingénieur agricole ? Dans une communication de 1999 sur "Le titre d’ingénieur agronome", Marie Benedict-Tromcé considère que "Les ingénieurs agronomes voient dans leur titre le symbole du caractère unique de leurs compétences en gestion agricole et du niveau élevé de leurs connaissances." Autrement dit, en ce début du 20e siècle, "agros" (de l’Institut national agronomique de Paris) et "agris" (des écoles nationales d’agriculture de Grignon, Montpellier et Rennes) ont le même objet d’enseignement, mais des niveaux présumés différents, d’où des titres distincts, énoncés dans la loi du 2 août 1918. Le décret réorganisant l’enseignement à Nogent se réfère expressément à cette loi et transpose cette distinction dans la sphère coloniale avec deux diplômes d’ingénieur, en agronomie et en agriculture coloniales.
L’Institut national d’agronomie coloniale (INAC) est créé en 1921, un an après la réforme de l’Ecole. Il institutionnalise la fusion du Jardin initial et de l’Ecole et répond à la volonté de "mieux coordonner les efforts des divers établissements scientifiques ou techniques dépendant du ministère des colonies", toujours pour une "meilleure utilisation des ressources coloniales". De façon assez surprenante, le décret créant l’INAC présente l’enseignement, d’ailleurs associé à la formation, comme l’une seulement de ses huit attributions. En réalité, l’Ecole va disposer de plus de moyens, comme le nouveau laboratoire de chimie des élèves, installé dans l’une des ailes du pavillon de la Tunisie qui est agrandi en 1925.
Le ministre des colonies est chargé de l’exécution du décret, précise le troisième et dernier article. Il semble que cette réforme supplémentaire vise aussi à asseoir l’autorité de ce ministère sur le nouvel établissement. Le périodique du Jardin L’Agronomie coloniale, bulletin mensuel de l’Institut national d’agronomie coloniale affiche très explicitement la tutelle du ministère, en haut de couverture ; en 1938, l’INAC a pris le nom d’Institut national d’agronomie de la France d’outre-mer (INAFOM), mais le message est inchangé. Dans le même ordre d’idées, les sorties de promotion d’élèves et le nombre des élèves à admettre dans les promotions à venir font l’objet d’un arrêté du ministre des colonies, comme il est transcrit dans L’Agronomie coloniale d’août 1923.
Deuxième caractéristique de l’INAC, son unité. Les personnes qui enseignent peuvent exercer des activités dans d’autres services ou être au conseil d’administration. En 1925, MM. Amman, Costantin et Chalot, respectivement chef du service des laboratoires, administrateur de l’INAC et chef du service des études et publications, font partie du personnel enseignant (L’Agronomie coloniale n° 86, février 1925), comme, plus tard, MM. Bernard, Régismanset et Vayssière (voir n° 241, janvier 1938).
En guise de synthèse et d’hommage, évoquons l’extraordinaire journée que fut le 6 novembre 1923 à Nogent. Ce jour-là, Albert Sarraut, ministre des colonies, se rend à l’INAC pour inaugurer la plaque commémorative des "professeurs, agents et anciens élèves (…) tombés au champ d’honneur pendant la Grande Guerre." Sur les trente-sept disparus pendant le conflit, trente-deux sont des anciens élèves, parmi lesquels dix faisaient partie de la promotion 1913-1914. Parmi les personnalités présentes se trouvent des représentants des Anciens élèves, des enseignants, des administrateurs. Avant la cérémonie d’hommage, le ministre se rend à l’amphithéâtre où le directeur de l’INAC, Emile Prudhomme, lui présente la nouvelle promotion (1923-1924) des élèves.
La lecture dans L’Agronomie coloniale de l’article consacré à cette journée donne des informations intéressantes sur l’Ecole : le "recrutement" de la nouvelle promotion a donné lieu à une "importante sélection" avec moins d’une candidature retenue sur deux ; le passage à deux sections, agronomique et agricole, est entré en vigueur, et beaucoup d’élèves viennent des colonies – par leur origine ou leur formation. Après que Prudhomme a souhaité que ces étudiants méritent "l’honneur de collaborer à la grande œuvre coloniale", Sarraut formule publiquement le désir de "pouvoir améliorer le plus tôt possible l’enseignement pratique par la construction de nouveaux laboratoires mieux outillés" – un désir qui se réalisera en 1925, avec l’agrandissement du pavillon de la Tunisie.
L’Ecole de Nogent, d’agriculture et d’agronomie coloniale, née en 1902, réorganisée en 1920, a disparu dans sa forme initiale en 1939, avec le rattachement, le 1er juillet, de l’Institut national d’agronomie de la France d’outre-mer (INAFOM) au ministère des colonies. Dès le 29 juillet, à quelques semaines du début de la Deuxième Guerre mondiale, la suppression de l’INAFOM est confirmée et deux entités sont créées, toujours "au ministère des colonies" : une école supérieure d’application d’agriculture tropicale et une section technique d’agriculture coloniale. Dès lors, les activités d’enseignement et de recherche sont séparées ; l’adjectif "tropical" fait son apparition, tout comme l’expression "école d’application". Emmanuelle Noyau, née en 1920, est la première femme admise à l’Ecole, en 1939.
Pour aller plus loin…
- Les enjeux de la formation des acteurs de l'agriculture, 1760-1945 : actes du colloque ENESAD, Dijon, janvier 1999 / Boulet, M. (dir.). Dijon, Educagri, 2000. Et notamment les communications de : Benedict-Trocmé, M. (p. 367-371) ; Argoullon, J. (p. 421-426) ; Kleiche, M. (p. 437-445) ; Simon, B. (p. 447-462)
- Centenaire du CNEARC, 1901-2001 : les promotions depuis l'origine / Association amicale des anciens élèves du CNEARC. Montpellier, CNEARC, 2001
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