Sur les Alpes avec Tartarin
Quand en 1885 après ses premières aventures de chasse en Algérie Alphonse Daudet envoie Tartarin sur les Alpes, il annonce clairement le décor. Ce n’est pas « dans » mais « sur » les Alpes que va Tartarin. Tous les sommets ont été gravis, la période des alpinistes pionniers, notamment anglais, au premier rang desquels il faut citer Whymper, est révolue, et l’ère des touristes est déjà ouverte.
Depuis quelques lustres déjà les guides touristiques présentent les ascensions tout en mettant en garde leurs lecteurs face aux difficultés ; des touristes publient les mémoires de leurs aventures alpestres en regrettant le temps des précurseurs, dont ils furent. Or Tartarin représente, dans des aventures qui le mèneront cette-fois à l’assaut de la Jungfrau , en Suisse, et du Mont-Blanc, la caricature du touriste alpiniste dans les Alpes à la fin du 19ème siècle.
Pour lui qui est à la recherche d’authenticité autant que d’exploits, le choc est grand à son arrivée à l’hôtel du Righi-Kulm, qu’il imaginait presque coupé du monde, et qui s’avère être un « immense et fastueux caravansérail » plein de « touristes désoeuvrés » qui sont venus voir « ce fabuleux coucher de soleil sur les Alpes, si fort vanté par les guides Joanne et Baedeker ». Il croyait trouver un endroit sauvage or il y a l’ascenseur, le téléphone… et une salle de 600 couverts.
Tartarin est surpris car négligeant le train qui y mène directement depuis la vallée
D’ailleurs, le nom de Tartarin n’est pas écrit dans le premier chapitre du roman : il est « l’Alpiniste ». C’est qu’il est équipé comme il pense qu’un alpiniste doit l’être, mais de façon il faut bien le dire aussi peu discrète (il veut avant tout se faire remarquer) que convaincante : quand il arrive à l’hôtel les touristes prennent « cette apparition pour une vache égarée, puis pour un rétameur chargé de ses ustensiles ». C’est qu’il a « le piolet, l’alpenstock, un sac sur le dos, un paquet de cordes en sautoir, des crampons et des crochets de fer à la ceinture d’une blouse anglaise à larges pattes ». Tartarin en effet ne fait pas les choses à moitié et, si l’habit ne fait pas le moine, il croit fermement que l’équipement fait l’alpiniste.
Il s’est en tout cas préparé à son expédition : après s’être entraîné dans les Alpines, « cette chaîne de montagnettes parfumées de thym et de lavande », avoir lu « une foule d’ouvrages spéciaux »
et s’être farci « la tête d’une foule d’expressions alpestres, "cheminées, couloirs, moulins, névés, séracs, moraine, rotures" sans savoir bien précisément ce qu’elles signifiaient »,
il commandait en Avignon, chez un bon serrurier, des crampons système Whymper pour sa chaussure, un piolet système Kennedy ; il se procurait aussi une lampe à chalumeau, deux couvertures imperméables et deux cents pieds d’une corde de son invention, tressée avec du fil de fer.
Le voilà prêt à rejoindre la Suisse en train et à signer dans le livre des hôtels P.C.A., Président du Club des Alpines, « sur le patron du fameux "Alpine club" de Londres qui a porté jusqu’aux Indes la renommée de ses grimpeurs ». Tartarin fait en effet partie de
ces escaladeurs qui, chaque année, pendant la belle saison, tentent de gravir quelque cime haute et difficile […] qui montent par amour de la gloriole. Ils cherchent dit-on, un moyen pénible mais sûr de faire répéter leur nom de journal en journal, comme si, par une simple ascension, ils avaient fait un œuvre utile à l’humanité
dont parle Elisée Reclus, et il est venu ici pour établir un peu plus sa renommée à Tarascon et ailleurs.
Mais avec sa préparation modeste et son courage relatif, comment Tartarin va-t-il aborder l’ascension de la redoutable Jungfrau ? Cela commence assez mal : il voit dans l’hôtel dans lequel il loge la gravure par Gustave Doré de la catastrophe du Cervin en 1865 qui l’épouvante :
« Quatre corps humains à plat ventre ou sur le dos, dégringolant la pente presque à pic d’un névé… ».
Mais une rencontre va lui ôter sa peur, celle de Bompard, un compatriote tarasconnais prétendument reconverti en guide de montagne. Les révélations de ce dernier commencent par le décevoir:
La Suisse, à l’heure qu’il est, vé ! monsieur Tartarin, n’est plus qu’un vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, où l’on vient se distraire des quatre parties du monde et qu’exploite une compagnie richissime à centaines de millions de milliasses, qui a son siège à Genève et à Londres. Il en fallait de l’argent, figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout ce territoire, lacs et forêts, montagnes et cascades, entretenir un peuple d’employés, de comparses, et sur les plus hautes cimes installer des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes, téléphones !
La compagnie a des employés pour recréer du pittoresque « …guide dans l’Oberland, joueur de cor des Alpes, vieux chasseur de chamois, ancien soldat de Charles X, pasteur protestant sur les hauteurs… ». Même le chamois qu’on montre aux touristes dans la montagne est apprivoisé ! Bref, l’authentique que l’on vend aux touristes est en toc. Quant aux risques en montagne, pas d’inquiétudes :
Toutefois, la Compagnie, songeant à sa clientèle d’Anglais et d’Américains, grimpeurs, garde à quelques Alpes fameuses, la Jungfrau, le Moine, le Finsteraarhorn, leur apparence dangereuse et farouche, bien qu’en réalité, il n’y ait pas plus de risques qu’ailleurs.
- Pas moins, les crevasses, mon bon, ces horribles crevasses… Si vous tombez dedans ?
- Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin, et vous ne vous faites pas de mal ; il y a toujours en bas, au fond, un portier, un chasseur, quelqu’un qui vous relève, vous brosse, vous secoue et gracieusement s’informe : « Monsieur n’a pas de bagages ?... ».
Et quand Tartarin évoque les catastrophes qui ont eu lieu, Bompard parle de faux accidents pour attirer les touristes, « pour amorcer les alpinistes » qui comme chacun sait viennent là par goût du risque. Voilà qui rassure finalement Tartarin désormais prêt à partir à l’assaut de la Jungfrau
malgré un matériel qui ne s’avère finalement pas adapté
Cent fois il les avait expérimentés, ces crampons Kennedy manœuvrés dans le jardin du baobab ; néanmoins, l’effet fut inattendu. Sous le poids du héros, les pointes s’enfoncèrent dans la glace avec tant de force que toutes les tentatives pour les retirer furent vaines […] Dans l’impossibilité de le déraciner, on défit les courroies, et les crampons abandonnés dans la glace, remplacés par une paire de chaussons tricotés, le président continua sa route
Il se croit presque au théâtre quand sur le glacier « d’énormes quartiers de glace se déplaçant avec lenteur comme des pièces truquées d’un décor », bien convaincu maintenant face aux risques d’accidents que « tout ça c’était de la blague ». Et après la chute dans une crevasse, où il est retenu de justesse par la corde de ses guides, son sang-froid fait l’admiration de l’un deux, pourtant expérimenté : « Farceur, je savais bien qu’il n’y avait pas de danger… ».
La Jungfrau vaincue,Tartarin, aiguillonné par ses compatriotes tarasconnais, ne va pas s’arrêter en si bon chemin : direction le Mont-Blanc,
Chamonix, Neurdein frères, 1880-1900
il s’amusait du pittoresque de ces rues de village savoyard, si différent du village suisse, trop propre, trop vernissé, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces masures à peine sorties de terre, où l’étable tient toute la place, à côté des grands hôtels somptueux de cinq étages
Puis le voici au pied du glacier des Bossons et il se trouve très bien logé « A côté de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets est véritablement confortable »
Il est donc dans les meilleures dispositions pour partir à l’assaut du Mont-Blanc.
Bref, tout va bien pour Tartarin, qui en vient à se persuader de ses qualités « Quelle différence entre le néophyte qu’il était alors et l’alpiniste de premier ordre qu’il se sentait devenu ! »
Hélas, c’est le moment que choisit Bompard pour lui avouer que la compagnie est une « galéjade » et qu’il a failli mourir à la Jungfrau. Tout se gâte lors pour Tartarin : les crevasses lui font désormais peur ; en pleine ascension, il ne veut plus avancer et reste seul avec Bompard qui le voit disparaître au Dôme du Goûter :
Ce sera la fin des aventures alpines de Tartarin, parfait représentant du touriste qui ne veut pas être pris pour un touriste mais pour un baroudeur qui va hors des sentiers battus. Il veut donc faire partie de la confrérie des alpinistes et s’en persuade presque, pensant que l’équipement lui suffit. Ce roman montre aussi la transformation des Alpes en vaste zone touristique. Dans son Histoire d’une montagne, parue l’année même (1880) où se déroulent les aventures de Tartarin (publié en 1885 le roman de Daudet débute le 10 août 1880), Elisée Reclus évoque ainsi :
Mais ne voilà-t-il pas que l’on monte aux sommets par des chemins de fer ! Les inventeurs ont imaginé maintenant des locomotives de montagnes, afin que nous puissions aller nous plonger dans l’air libre des cieux, pendant l’heure de digestion qui suit notre dîner. Des Américains, gens pratiques dans leur poésie, ont inventé ce nouveau mode d’ascension […] Une station est installée sur la cime, ainsi que des restaurants et des kiosques dans le style chinois
avant de préciser :
Ce que les Américains ont fait pour le mont Washington, les Suisses se sont hâtés de l’imiter pour le Righi, au centre de ce panorama si grandiose de leurs lacs et de leurs montagnes. Ils l’ont fait aussi pour l’Ütli ; ils le feront pour d’autres monts encore, ils en ramèneront pour ainsi dire les cimes au niveau de la plaine
Daudet ne dit pas autre chose :
des cascades éclairées a giorno, des tourniquets à l’entrée des glaciers, et, pour les ascensions, des tas de chemins de fer hydrauliques ou funiculaires
Pour aller plus loin :
Alphonse Daudet, un touriste en Algérie
https://histoirebnf.hypotheses.org/7680
Les ressources de Gallica sur la Haute-Savoie
https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/html/und/france/haute-savoie?mode=desktop
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