L'incendie du Bazar de la Charité
Le 4 mai 1897 une vente de bienfaisance se tient à Paris, bien connue des notables parisiens de l’époque sous le nom de Bazar de la Charité. A deux pas des Champs-Elysées, dans un vaste hangar en bois de plus de 1000 m², une foule allègre papillonne parmi les échoppes pittoresques d’un Vieux-Paris reconstitué. Un décor tout en poutrelles de bois, toiles peintes et bois blanc où se pressent les longues et riches robes de satin et velours et où se bousculent les élégantes cannes à pommeau des honnêtes hommes. Bordant la chaussée, une succession d’enseignes médiévales, d’auberges et de façades en trompe-l’œil accueille les comptoirs de dames de la haute aristocratie venues vendre bijoux, bibelots et breloques. Il est trois heures de l’après-midi quand le nonce apostolique fait un tour rapide et béni les lieux.
Le Petit journal. Supplément du dimanche, 16 mai 1897
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A cette heure, parmi les 1200 visiteurs, nombreux sont ceux qui attendent fébrilement l’attraction principale de cette fête : l’attrayant cinématographe des frères Lumières. Une salle de projection a même été aménagée pour l’occasion. Partout on salue l’originalité de l’installation. On applaudit. Pour cinquante centimes versés aux nécessiteux, le gotha parisien assiste à la projection de La sortie des usines Lumière à Lyon, de L'arrivée du train en gare de La Ciotat et de L'arroseur arrosé.
Cinématographe Lumière, d'Henri Brispot, 1896
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Mais vers quatre heures vingt, la lanterne à lumière oxyéthérique du projectionniste prend feu. Aussitôt, la cabine du cinématographe s'embrase et la panique gagne immédiatement l'ensemble des spectateurs. L’incendie se propage à une vitesse inouïe parmi les tentures destinées à faire le noir dans la salle. Le feu court sur le velum du plafond. Tous les matériaux sont inflammables. Des flammèches et débris incandescents tombent parmi les spectateurs. On se bat pour gagner les deux seules issues étroites percées en haut de trois marches qu’il faut franchir, en vain, avant de se retrouver coincé dans un salon-vestibule dont les battants, s’ouvrant vers l’intérieur, entravent gravement l’évacuation. La construction toute entière se transforme en un effroyable piège de flammes. Les pompiers assistent impuissants de l’extérieur au spectacle horrible des corps calcinés qui s’effondrent. Un quart d’heure plus tard, il ne reste plus rien du Bazar de la Charité qu’un brasier noir, funeste et fumant. Dans ses souvenirs manuscrits, Isabelle de Régnier, de passage dans le quartier au moment de l’incendie, décrit « les physionomies effrayées » qu’elle croise aux abords de la rue Jean-Goujon et l’enfer vécu par ses proches en visite au Bazar.
Si de nombreuses personnes parviennent à s’échapper, le bilan est très lourd : 126 morts et de nombreux blessés pour la plupart victimes de graves brûlures. Le Tout-Paris, saisi d’effroi, est plongé dans un deuil sans commune mesure : l’incendie a été encore plus meurtrier que celui de l’Opéra-Comique qui avait déjà traumatisé les Parisiens dix ans plus tôt. Le nombre et la notoriété des victimes frappent les esprits au point de faire parfois oublier les religieuses et gens d’origine modeste qui périrent dans l’incendie, souvent en héros. En effet, les quelques sauveteurs à se distinguer se révèlent être des palefreniers, cuisiniers, plombiers ou charretiers qui passaient par là. Mais la célébrité fascine et l’opinion demeure profondément marquée par la mort de Sophie-Charlotte, duchesse d’Alençon et sœur de Sissi, dont le cadavre est identifié dans un Palais de l’Industrie transformé en chambre mortuaire. Par la suite, les multiples témoignages du courage de la duchesse pendant le drame accentueront la dimension tragique de son destin. Méconnaissable, son corps est identifié, ainsi que ceux de nombreuses autres victimes, par l’examen de sa mâchoire. Aussi les spécialistes de l'odontologie légale retiennent-ils la date du 4 mai 1897 comme celle de la naissance de cette spécialité.
Comme toute catastrophe, l’incendie du Bazar de la Charité est suivi par son lot de polémiques et par ses vaines tentatives pour désigner un coupable. D’abord, on incrimine le cinématographe lui-même, jugé trop dangereux, au point que cette catastrophe manque de peu de faire avorter ce 7ème art naissant. Les projections sont officiellement interdites mais subsistent quelque temps dans des baraques foraines. Il faudra construire des salles réglementées et sécurisées pour rassurer et reconquérir un public devenu hostile.
Puis le scandale dans le scandale éclate : la disproportion entre le nombre de femmes et le nombre d’hommes parmi les victimes. Très vite le comportement des hommes pendant la catastrophe est pointé du doigt : lâcheté, brutalité, veulerie. C’est une journaliste libertaire, Séverine, qui pose la dérangeante question : « Qu’ont fait les hommes ? ». Si quelques sauveteurs se distinguèrent par leur courage parmi la gent masculine, force est de constater que sur une liste nominative de 124 victimes, 118 sont des femmes. Le journal Le Matin raconte que les hommes ont majoritairement pris la fuite et se sont avérés « au-dessous de tout ». De nombreux témoignages de rescapés révèlent rapidement que les messieurs n’hésitèrent pas à frapper les femmes du pommeau de leur canne ou de leur poing pour gagner plus vite la sortie. Les femmes, gênées dans leurs déplacements par la longueur d’étoffe de leurs robes furent allègrement piétinées et frappées. Leurs précieuses toilettes, en effet, entravaient l’évacuation rapide des galants hommes. L’opinion publique relayée par la presse raille les « sires de Fiche-ton-Camp » et les « marquis d’Escampette ». Le clivage entre hommes et femmes n’est pas le seul sujet de débat. A l'occasion de la réception des sauveteurs à l'Hôtel de ville, M. Dubois, président du Conseil général de la Seine, avance la théorie suivante : l'héroïsme n'est pas lié au rang social mais à l'exercice d'une activité professionnelle, tandis que l'oisiveté conduit à la lâcheté. En réalité, le drame du Bazar de la Charité est probablement le produit d’un mouvement de foule et de panique collective aggravé par l’absence de réglementation sur la sécurité et une mauvaise configuration des lieux.
Quoi qu’il en soit, cet événement fut un drame national, qui eut un grand impact sur la population comme en témoignent les commémorations qui suivirent. Comme toute catastrophe, il donna lieu à des avancées techniques et règlementaires conséquentes en matière de sécurité.
Céline Raux - Département Droit, économie, politique
Commentaires
Merci pour cet article
Merci pour cet article passionnant et bien documenté!
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