Noël 1915 : offrir un jouet d’artiste
Décembre 1915 : comment fêter Noël « quand même ! » en affirmant son patriotisme ? En offrant un jouet français, bien sûr ! Des créations d’artistes aux jouets sous licence des années 30, c’est tout un pan méconnu de l’histoire du jouet que les catalogues numérisés nous invitent à retracer.
Le pays est en guerre depuis plus d’un an. Pour soutenir le moral des petits (et des grands), quoi de mieux que de beaux joujoux, gais et amusants ? Au catalogue étrennes du Bon Marché, « Les animaux de Benjamin Rabier, dessinés et peints par le grand humoriste des bêtes, sur plateau, pour traîner, en feutre de couleur, tête mobile » semblent nous sourire, malgré tout.

Benjamin Rabier est alors un illustrateur célèbre. Autodidacte, il publie dans la presse satirique et celle destinée à la jeunesse, qui connaît un grand essor à partir de la fin du XIXe siècle. Il dessine aussi des affiches et des publicités. De plus en plus « humoriste animalier », il s’est diversifié en publiant des albums pour enfants et des jeux sur lesquels figurent ses personnages. Ces jouets à traîner, destinés à la petite enfance, ne sont pas ses premières créations.
Les jouets d’artistes humoristes avant la guerre de 14-18
Caran d’Ache, dessinateur et caricaturiste reconnu, est le premier à fabriquer aussi des jouets, qu’il réalise lui-même. En juin 1907, le premier Salon des humoristes expose ses créations « sensationnelles » :


Suivant l’exemple de son ami, Rabier lance la même année, produit par les éditeurs Laffitte, des jouets en bois articulé dans lesquels on reconnaît les animaux héros de ses albums. Vendus dans les librairies et les grands magasins, ces jouets amusent surtout pour les postures cocasses qu’on peut leur donner :

En ce début de XXe siècle, la psychopédagogie naissante amène un intérêt nouveau pour l’enfance, dont la grande exposition « L’enfant à travers les âges » organisée au Petit Palais en 1901 témoigne.
La presse parle des concours et expositions de jouets organisés les années suivantes :

L’industrie et le commerce se développent. Les fabricants en quête d’idées neuves se rapprochent des artistes, aussi sollicités par les grands magasins pour créer leur image de marque.
André Hellé, dessinateur humoristique et illustrateur, autodidacte lui aussi, très novateur dans son esthétique, lance son arche de Noé en 1911. Simultanément l’album, exclusivité du Printemps, le jouet en bois, matière bon marché qu’il affectionne particulièrement, et la chambre d’enfant complète, exposés au salon d’Automne. Arche qui va connaître de nombreuses métamorphoses.

La « question du jouet nouveau » intéresse, et ceux de Caran d’Ache, Rabier, Hellé, Georges Delaw et d’autres, s’ils ne sont pas à la portée de toutes les bourses, répondent au mot d’ordre lancé par l’historien du jouet Henry-René d’Allemagne et le journaliste Léo Clarétie dans leur revue L’art et l’enfant : il faut produire des jouets français originaux pour contrer la production de jouets allemands, alors dominante.
En 1913, l’exposition L’art pour l’enfance au Musée Galliera consacre trois salles à Hellé. Il commence alors à cosigner ses créations de jouets avec Carlègle, autre humoriste de talent.
Le renouveau du jouet français
Quand la guerre éclate, le monde du jouet, déjà fortement patriotique, contribue lui aussi à l’effort national. Une exposition de jouets français est organisée en 1915 à New York, André Hellé en illustre la brochure :

Une « armée des jouets » est levée. Les humoristes se mobilisent, via publications et objets.
Le dessinateur et illustrateur Job, célèbre pour ses caricatures et ses albums jeunesse d’histoire militaire, créée des soldats en bois découpé, réalisés par des mutilés de guerre à l’Atelier de Bordeaux dès 1915.

À Paris, sur une idée du sculpteur animalier Gaston Le Bourgeois, avec le soutien de l’Union centrale des arts décoratifs, l’Atelier des soldats mutilés de la guerre est fondé. Il fabrique meubles d’enfants et jouets commercialisés sous la marque Le Jouet de France.

D’autres villes créent le même type d’ateliers, qui perdureront jusqu’après la guerre. Destinés à favoriser la réinsertion des blessés de guerre dans la vie civile, ils participent au « renouveau du jouet français ».
En janvier 1916, Edmond Pottier, membre de l’Institut, consacre dans L'Art français moderne un long article illustré aux « Jouets de France ».
De mai 1916 à janvier 1917, les expositions « Jouets artistiques » et « L’image de guerre populaire », organisées par l’Union centrale des arts décoratifs à Paris réservent une salle à ces productions.

On reconnaît les peluches de Rabier en vente au Bon Marché sur les photos prises pendant l’exposition, André Hellé y expose aussi, et la presse consacre la « renaissance du jouet français ».
Flambeau chien de guerre et compagnie
À côté de Roussotte, Fox, Canard et Jeannot, héros en 1913 de l’album Jeannot-lapin et Cie, un nouveau venu sous ce nom dans l'arche de Noé de Rabier : Flambeau, en tenue de chien sanitaire.

Juste entrevu dans un dessin humoristique paru dans la presse avant le jouet à son nom, porté au collier, Flambeau est un petit corniaud dont les aventures seront bientôt publiées en album, en 1916.
Des chiens sont alors recrutés par l’Armée française, et ceux qui portent secours aux blessés sur les champs de bataille sont extrêmement populaires.

Flambeau, chien de guerre, texte et illustrations de Benjamin Rabier, 1916
L’album remporte un vif succès… même si on y apprend que Flambeau n’a pas réussi à se faire recruter par l’Armée ! Ce qui ne l’empêche pas de réussir quelques missions patriotiques et drolatiques !
Benjamin Rabier publie beaucoup dans la presse satyrique (Le Barbare, La Baïonnette, L’Anti -Boche illustré).

Il gagne le concours de dessin pour l’emblème des autobus « RVF » (ravitaillement viande fraîche), avec sa Wachkyrie, dérision de la Walkyrie teutonne et future Vache qui rit…
Il illustre aussi des abécédaires, des manuels de lecture ou d'arithmétique, et remporte le prix de la Ligue de l’enseignement en 1916. Patriote, il ne s’inscrit néanmoins pas dans une veine militariste, et reste « humoriste animalier » dans sa production de jouets.
Hellé et Carlègle créent au même moment des batteries entières de petits soldats de bois, aux formes adoucies et géométriques caractéristiques, créées spécialement pour le Printemps, et parallèlement s’engagent dans la section camouflage de la Ville de Paris.

D’autres jouets plus réalistes, comme ceux d’Albert Guillaume, figurent fusils, mitraillettes, tanks, et les grands magasins proposent poupées et tenues d’infirmière ou de soldat… en culottes courtes.
Vers une production industrielle
Après la guerre, la presse parle encore des jouets d’artistes. On retrouve Flambeau et d’autres animaux de Benjamin Rabier dans les catalogues du Bon Marché, leur nom autour du cou et la marque déposée de l’artiste, un petit blason animalier, bien en vue :

Pionnier de la bande-dessinée, il s’intéresse dès 1916 au dessin animé, et Flambeau est le héros de nouvelles aventures.

Dans les années 20, avec l’essor de la production industrielle, ses dessins ornent jeux, publicités et objets de toute nature. Reproduits au pochoir, ils décorent des meubles d’enfant. Éditeurs et fabricants se disputent l’exclusivité de ses productions. Son nom figure même dans des marques déposées… par d’autres :



Hellé et Carlègle, toujours auteurs et illustrateurs d’albums, créent un temps exclusivement leurs jouets pour le Printemps, et déposent leur marque sur leurs créations pour les protéger des contrefaçons.


L’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes qui se tient à Paris en 1925 consacre l’Art déco… et les grands magasins, qui y disposent chacun d’un pavillon monumental. Benjamin Rabier, Carlègle et Francisque Poulbot y exposent des jouets à la Cité des enfants voulue par D’Allemagne.
Rabier crée encore quelques modèles, mais les catalogues proposent désormais plutôt ses albums.

Hellé espérait vendre ses jouets de bois en série. Déjà inquiet pour le jouet français en 1925, il témoigne en 1937, année de l’Exposition universelle, des difficultés rencontrées pour en étendre la production.
L’industrie française du jouet ne soutient plus les artistes humoristes comme les « petits fabricants et inventeurs français » l’ont fait pendant la guerre
La concurrence est là, et les goûts changent. D’autres personnages familiers des enfants apparaissent et sont reproduits sous forme de jouets. En 1938, c'est Walt Disney qui fait la page de couverture du catalogue Étrennes du Bon Marché :

Les poupées en tissu de sa Blanche-neige et des sept nains ne sont pas montrées, mais on peut s’en faire une (petite) idée d’après leur description :

En 1939, Benjamin Rabier décède, mais reçoit un hommage dans la presse, ce que n’aura pas Hellé en 1945.

Rabier, qui a su se diversifier, est célèbre encore aujourd’hui. Gédéon, né en 1923, a éclipsé Flambeau, et ses jouets sont tombés dans l’oubli. Il en faut de nouveaux ! En 1946, c’est Babar qu’une fillette réclame :

A la croisée de l’art, de l’industrie et du commerce, l’incursion encore largement artisanale des humoristes français dans le monde des jouets inspire encore. Elle a ouvert la voie au jouet sous licence, produit en grande série à partir des années 30, et aux objets dérivés que les grandes enseignes se disputent. Ils explosent dès les années 60, quand la télévision propose de nouveaux petits héros à chérir, sous toutes leurs formes. C’est alors que Flambeau et d’autres jouets d’antan sont réédités, pour les enfants… et les collectionneurs !
Bibliographie
- Benjamin Rabier, 1864-1939, Gédéon, La vache qui rit et cie : [exposition, Historial de la Vendée, Les Lucs-sur-Boulogne, 10 juillet-18 octobre 2009] / [Olivier Calon et alii…].- Conseil général de la Vendée, impr. 2009
- Drôles de jouets ! : André Hellé ou l'art de l'enfance : exposition du 18 octobre 2012 au 9 juin 2013, ville de Poissy, Musée du jouet. - Mare & Martin, 2012 (en ligne)
- Sur l’arche de Noé de Hellé : Métamorphoses d’un livre d’artiste par André Hellé, Béatrice Michielsen, CNLJ, La joie par les livres, n°262, 2011
- Dans Gallica : Benjamin Rabier (1864-1939), Les bandes dessinées de Benjamin Rabier (1864-1939) et André Hellé (1871-1945)
- Sur le site pédagogique de la BnF : La guerre des enfants
- Sur le site du Musée des Arts décoratifs : Jouets d’artistes
Pour découvrir d'autres "Objets merveilleux" :
Des idées de cadeaux, classiques ou insolites, dénichés dans les catalogues numérisés du Bon Marché à l'occasion des fêtes de fin d'année, c'est ici.