Naissance du sport dans les catalogues du Bon Marché

« Cathédrale du commerce moderne » (Zola, Au Bonheur des Dames), le Bon Marché est l’une des enseignes historiques des grands magasins parisiens. 

Reflet d’une période qui voit, progressivement, les activités de loisirs jusque-là réservées aux classes bourgeoises, se diffuser dans les classes moyennes au gré des avancées sociales et d’un enrichissement général, le Bon Marché commence progressivement à éditer des catalogues consacrés aux sports et divertissements. En effet, le mode de vie bourgeois et urbain de cette du fin XIXe siècle et de la  première moitié du XXe siècle se distingue pleinement par deux pratiques qui, comme on le verra, semblent intriquées : le tourisme, ainsi que de plus en plus, le sport. Dans ces sphères supérieures, l’activité sportive charrie avec elle un certain nombre de valeurs morales et hygiénistes qui recoupent par ailleurs, avec celles promues par l’Olympisme, puisque Coubertin est un produit de son siècle et de sa classe. Cette « classe de loisirs », comme l’appelle Thorstein Verblen, produit ses propres représentations et marques distinctives. D’un point de vue commercial, ces valeurs sont brandies comme arguments publicitaires par le Bon Marché, et deviennent en sus, des éléments d’un mode de vie (dont le sport et le tourisme sont des pratiques structurantes) que l’enseigne parisienne tente de vendre et de diffuser au sein des classes intermédiaires qui commencent à se constituer. Dans un premier temps donc, tourisme et sports semblent intrinsèquement liés, et cela apparaît rapidement dans les catalogues du Bon Marché. Progressivement, la proximité entre ces deux pratiques sociales va tendre à devenir plus lâche. Les disciplines sportives se dissocient peu à peu de l’imaginaire mondain qui leur était accolé, tandis qu’elles évoluent au contact des classes inférieures, qui développent elles aussi un mode de vie sportif. Le tourisme quant à lui reste, malgré quelques inflexions, le privilège d’une classe aisée jusqu’en 1936. 

La création de nouveaux modèles commerciaux

Si la collection des catalogues de « sports, loisirs et divertissements » présents à la BnF n’est pas exhaustive, et ne s’étend que sur une période s’étalant entre 1896 et 1938, ce corpus de 17 documents semble suffisant pour dessiner les grands axes de l’évolution des représentations du sport comme argument commercial au Bon Marché. Il est nécessaire de rappeler qui si ces catalogues sont regroupés sous une appellation « loisirs, sports et divertissements » qui n’apparaît pas directement sur leur page de titre, c’est parce qu’il s’agit d’une création intellectuelle visant à trier leur contenu et à intégrer ces catalogues dans une nomenclature plus large et cohérente. De même, il faut aussi noter que, de manière assez marginale, des articles de sports sont aussi disséminés dans les autres catalogues thématiques du Bon Marché

Le Bon Marché, Catalogue Vestis : hiver, Articles et vêtements pour hommes et jeunes garçons, 1928-1929

 

Sports et loisirs au service de la diffusion d’un mode de vie bourgeois 

La création de catalogues consacrés- en partie -  aux articles sportifs est l’aboutissement final d’une lente intégration de ces produits dans les collections du Bon Marché, qui débute à la fin du XIXe siècle. Premier opus de cette série, le catalogue de 1896 fait tout de même figure d’exception dans ce corpus, de par son antériorité ainsi que de par la longue période de 32 ans qui le sépare du suivant au sein de nos collections. D’un côté, il nous fournit un instantané des collections proposées, nous permettant ainsi de dessiner les contours des  pratiques sportives et récréatives de la clientèle du Bon Marché, composée, en cette fin du XIXème siècle, des couches sociales bourgeoises et intermédiaires. De l’autre, son caractère exceptionnel nous empêche de constater les évolutions, qu’elles soient d’ordre purement esthétiques où bien sociales, avant 1925. Ce que l’on peut tout de même entr’apercevoir par le biais de ce catalogue, c’est qu’à l’aube du XXe siècle, le bain est l’un des premiers divertissements sportifs mis en avant par le Bon Marché. Discipline trouvant ses premiers émules parmi une haute classe bourgeoise, le baigneur de la première moitié du XIXème siècle est avant tout un homme qui s’exerce dans le plus simple appareil. Face à ces pratiques considérées comme de plus en plus inconvenantes, les institutions étatiques et municipales se dotent d’un appareil juridique visant à éradiquer, ou à contenir dans des zones délimitées, la nudité masculine sur les plages. A en juger par la récurrence de rappel à la réglementation, l’on peut conjecturer qu’il y avait encore dans cette seconde moitié du XIXe siècle, de nombreux récalcitrants.

"Chaque baignade comprendra une installation fixe ou mobile à proximité du bassin permettant aux baigneurs de se déshabiller hors de la vue du public. Ceux-si  devront être revêtus d’un maillot de corps ou d’un costume de bain." 

En outre, les femmes étant de plus en plus friandes de bains, le port de tenues cachant la nudité masculine dans les « carrés mixtes » (puisque jusque dans les années 1880, les plages sont encore souvent divisées selon les genres) devient primordial. De même, les femmes doivent se doter d’habits propices aux bains, sans risquer d’enfreindre les normes de décence. Ainsi, dans ce catalogue de 1893, le Bon Marché propose des « costumes de bain » pour femmes, ressemblant peu ou prou à des robes raccourcies laissant nues les chevilles et les avants bras.  

Le Bon Marché, Exposition spéciale des toilettes d'été et de bains de mer pour dames, hommes et enfants, 1893

Il faut cependant attendre la fin du XIXe siècle pour que la natation soit considérée comme un sport à part entière , devenant ainsi l’objet de nombreux traités hygiénistes. Cela bien sûr, se développe en parallèle d’un tourisme balnéaire déjà bien installé dans les pratiques des couches sociales supérieures. Cette sociabilité mondaine et touristique se construit aussi autour de la pratique du lawn-tennis. Ainsi, quasiment 20 ans après la commercialisation, par le Major Wingfield, du premier kit complet pour s’adonner à la pratique du tennis sur gazon, le Bon marché en 1893 propose à la vente ses propres articles de lawn-tennis. 

Le Bon Marché, Exposition spéciale des toilettes d'été et de bains de mer pour dames, hommes et enfants, 1893

Cette activité est d’abord pratiquée par les élites anglaises. La présence de la pairie et de la gentry britannique dans les stations balnéaires et thermales françaises permet l’introduction de ce sport de ce côté-ci de la Manche. Cependant, en France aussi, ce sport se cantonne d’abord aux élites sociales, qui s’y adonnent sur plage ou sur cour, dans des moments normés de sociabilité mondaine. Cet imaginaire est par ailleurs utilisé à des fins commerciales, et est reproduit au sein des catalogues du Bon Marché

Le Bon Marché, Exposition spéciale des toilettes d'été et de bains de mer pour dames, hommes et enfants, 1893

Ainsi, dans ce premier temps, il semble que le Bon Marché n’a pas comme objectif de se faire une spécialité dans la vente d’articles facilitant la pratique sportive. En revanche, on peut penser que l’enseigne parisienne cherche avant tout à vendre un art de vivre socialement marqué à une nouvelle classe intermédiaire qui profite pleinement de l’enrichissement général de la fin du XIXe siècle. En effet, ces articles qui pourtant concernent directement le sport, ne se comprennent que dans un ensemble global où sont vendus pêle-mêle des complets de voyage, des robes de plage mais aussi des meubles de jardin, renvoyant, pour n’importe quel contemporain tenant ce catalogue entre ses mains, à un imaginaire de tourisme de villégiature seulement pratiqué par les élites. Il est par ailleurs intéressant de noter que ce mode de vie sportif n’est pas encore tout à fait embrassé par l’ensemble des élites françaises, puisqu’une partie d’entre elles y voit un dangereux glissement vers une anglomanie qui menace l’art de vivre français. De l’autre côté, une bourgeoisie nouvelle, affairiste et imprégnée des théories hygiénistes, se laisse tout à fait convaincre des bienfaits sociaux de la pratique sportive. Aristide (1810-1877) et Marguerite (1816-1887) Boucicaut, couple réformateur à l’origine du succès et de la gestion prolifique du Bon Marché, adaptent la pensée Leplaysienne à leurs idéaux paternalistes. Ainsi, 10 ans après la mort de Marguerite Boucicaut, l’enseigne est l’une des premières entreprises de cette taille à proposer des clubs sportifs d’entreprise réservés à la classe laborieuse et aux employés. Répondant certainement à une demande venant du bas, le Bon Marché innove à nouveau, et lance ainsi une vague de création de clubs sportifs d’entreprises parmi les grands magasins parisiens. 

 

Pour aller plus loin : 

THIÉBAUT Philippe, « Baigneurs du XIXe siècle : caleçons, costumes et slips », Apparence(s), 2021, n°10, consulté le 03/04/2024, disponible à l’adresse URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/apparences/2682