La revanche de Paris face à Versailles
Selon Saint-Simon, les vrais bouleversements se remarquent à la Ville : Paris où le feu roi n'avait construit en fait de « commodités » que le Pont Royal, alors que princes et financiers font à présent bâtir à tour de bras. Le Régent y a ramené le gouvernement du royaume. Il y transforme ce palais qui n'est plus « royal », mais en garde le nom ; il y satisfait ses goûts notamment pour la musique et pour la comédie italienne (bannie depuis dix-huit ans), et y installe l'opéra. Saint-Simon est critique quant à ce goût du Régent pour les Arts, loin du rétablissement de la France :
« [Le Régent] avait eu la complaisance de faire venir une troupe de comédiens italiens […]. On a vu en son temps que le feu Roi les avait chassés pour avoir joué à découvert Mme de Maintenon, sous le nom de La Fausse Prude. Ces comédiens revinrent donc, [et] n'eurent point la qualité de Comédiens italiens du Roi, mais de M. le duc d'Orléans, qui fut à leur première représentation, où tout le monde accourut, dans la salle de l'Opéra. Ils jouèrent quelque temps sur ce théâtre, en attendant qu'on leur eût raccommodé leur hôtel de Bourgogne, où ils étaient quand le feu Roi les chassa. La nouveauté et la protection les mirent fort à la mode ; mais peu à peu les honnêtes gens se dégoûtèrent de leurs ordures, et ils tombèrent. » (V, pp. 274-275.)
L'opéra français continue de faire appel à d'importantes machineries qui donnent parfois aux spectacles un aspect surnaturel ; ces spectacles démoniaques séduisent le Régent, au grand dam de Saint-Simon :
« La curiosité d'esprit de M. le duc d'Orléans […] l'avait occupé de bonne heure à chercher à voir le diable, et à pouvoir le faire parler. Il n'oubliait rien, jusqu'aux plus belles lectures, pour se persuader qu'il n'y a point de Dieu, et il croyait le diable, jusqu'à espérer de le voir et de l'entretenir […]. Il y travailla avec toutes sortes de gens obscurs […]. » (IV, p. 712.)
La Ville suit, heureuse d’être affranchie de l'attraction de Versailles. Une fois pour toutes, Paris redevient le cerveau et le cœur de la France. Saint-Simon déplorait le désintérêt de Louis XIV pour la capitale :
« Il ne fit jamais à Paris ni ornement ni commodité que le Pont-Royal, par pure nécessité, en quoi, avec son incomparable étendue, elle est si inférieure à tant de villes dans toutes les parties de l'Europe. » (IV, p. 1005.)
Il nota avec satisfaction les travaux entrepris sous la Régence. En 1719, « on commença aussi le très nécessaire élargissement du quai le long du vieux Louvre, et d'accomoder [sic] la place du Palais-Royal en symétrie d'architecture en face, avec une fontaine et un grand réservoir ». (VI, p. 340.) Dans les trente premières années du XVIIIe siècle, Paris connut des transformations de toute première importance dans le domaine de l'architecture. L'émiettement de la cour, le goût du luxe et du paraître, les enrichissements rapides, la fièvre de la spéculation qui fait rechercher la pierre comme valeur refuge en période d'inflation, sont les principales raisons de la construction des nouveaux hôtels parisiens, qui sont tous représentés en élévation sur le plan de Turgot.
Les modes parisiennes
Dans tout ce que fait l'esprit ou la main, la liberté prend le pas sur la règle, l'agrément sur le faste. Demeures plus commodes, meubles plus confortables, coiffures déséchafaudées, habits et robes plus amis du corps. Les mœurs évoluent, les coiffures et habits s’adaptent davantage aux occupations quotidiennes. La robe volante est la robe typique de la Régence. Symbole du climat de légèreté et d'affranchissement qui régnait alors, elle est dérivée de la robe de chambre de la fin du règne de Louis XIV, et ses formes assouplies s'épanouissent sur un panier, sorte d'entonnoir fait de toile gommée garnie de cerceaux de jonc. Ajustée seulement à la poitrine et aux épaules, elle flotte sur le corps grâce à une ampleur donnée dans le dos par des fronces ou des plis dits aujourd'hui « plis Watteau ». Les manches en pagode, terminées par un parement plissé en raquette, laissent passer soit la manche de la chemise, soit « l'engageante » de linge ou de dentelle. Rien dans les Mémoires ne nous laisse supposer que Saint-Simon fut sensible à la grâce des œuvres de Watteau. Ce furent pourtant tous deux de grands témoins de leur temps. La plume du mémorialiste évoque la nouvelle coiffure adoptée par les femmes dès 1713 :
« La duchesse de Shrewsbury [femme de l'ambassadeur d'Angleterre] [...] trouva bientôt ces coiffures des femmes ridicules, et elles l'étaient en effet. C'était un bâtiment de fil d'archal, de rubans, de cheveux, et de toutes sortes d'affiquets, de plus de deux pieds de haut, qui mettait le visage des femmes au milieu de leur corps, et les vieilles étaient de même, mais en gazes noires. Pour peu qu'elles remuassent, le bâtiment tremblait, et l'incommodité en était extrême. Le Roi [..] ne les pouvait souffrir ; elles duraient depuis plus de dix ans sans qu'il eût pu les changer [.]. Ce que ce monarque n'avait pu, le goût et l'exemple d'une vieille folle étrangère l'exécuta avec la rapidité la plus surprenante. De l'extrémité du haut, ces dames se jetèrent dans l'extrémité du plat, et ces coiffures plus simples, plus commodes, et qui siéent bien mieux durent jusqu'à aujourd'hui. Les gens raisonnables attendent avec impatience quelque autre folle étrangère qui défasse nos dames de ces immenses rondaches de paniers, insupportables en tout à elles-mêmes et aux autres. » (IV, p. 128.)
Le tabac et la pipe, que Louis XIV détestait, sont en vogue. Qu'on prise, qu'on fume, ce n'est pas nouveau ; peut-être s'y livre-t-on moins discrètement à Paris qu'à Versailles. Pendant longtemps le peuple est seul à fumer, les hautes classes préférant priser, ce qui éclaire l'anecdote qui suit : « La fin de cette année fut orageuse à Marly. Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse se mirent à un repas rompu, après le coucher du Roi, dans la chambre de Mme de Chartres au château. Monseigneur joua tard dans le salon. En se retirant chez lui, il monta chez ces princesses, et les trouva qui fumaient avec des pipes qu'elles avoient envoyé chercher au corps de garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites si cette odeur gagnait, leur fit quitter cet exercice ; mais la fumée les avait trahies. Le Roi leur fit le lendemain une rude correction. » (I, p. 269.)
De même, avec le Régent, la mode du chocolat se répand. La reine Marie-Thérèse avait introduit le goût du chocolat à la cour de France, et cette boisson, considérée jusqu'alors comme une drogue, devient de consommation courante pour les ducs d'Orléans, père et fils. Saint-Simon note :
« Le dîner se passa à l'ordinaire, et Monsieur y mangea extrêmement comme il faisait à tous ses deux repas, sans parler du chocolat abondant du matin, et de tout ce qu'il avalait de fruits, de pâtisseries, de confitures, et de toutes sortes de friandises toute la journée, dont les tables de ses cabinets et ses poches étaient toujours remplies. » (I, p. 907.)
« [Le Régent] prenait du chocolat, entre une heure et deux heures après-midi, devant tout le monde : c'était l'heure la plus commode de le voir. C'est ce qui a dérangé l'heure du dîner depuis, et les dérangements une fois établis ne se réforment plus, » (V, p. 922.)
Selon Saint-Simon, pessimiste devant l’esprit dispendieux, Paris était devenu « l’égout des voluptés de toute l'Europe ».