Le décor et les mœurs
Entre les dernières années de Louis XIV et la Régence, Saint-Simon peut observer de nombreux changements dans le décor de la vie et dans les mœurs. Le paradoxe du mémorialiste est qu'il n'aimait ni Versailles ni Marly, mais que partout ailleurs, tant que le roi vécut, il se sentait « dans les limbes ». Il dresse d’impitoyables critiques de l'architecture de Jules Hardouin-Mansart et du parc (bien qu'il aime et loue Le Nôtre), évaluant la ruineuse fantaisie du château aux douze pavillons. En fait, Saint-Simon ne pardonne pas à Mansart (1646-1708) le haut degré de faveur auquel il est parvenu, bien qu’issu « de la lie du peuple ». Selon lui, « il était ignorant de son métier », « il n'avait point de goût » et construisait des ponts qui se « détachaient » et s'en allaient « à vau-l'eau ». (II, pp. 1031-1033.) Saint-Simon décrit Versailles comme :
« Le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, […], parce que tout y est sable mouvant ou marécage […]. [Mansart] se plut à tyranniser la nature […], le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l'étranglé. »
Il souligne le caractère incommode des appartements du Roi et de la Reine, l’obscurité des cabinets, enfermés et puants…
« Du côté de la cour, […] ces vastes ailes s'enfuient sans tenir à rien. Du côté des jardins, on jouit de la beauté du tout ensemble ; mais on croit voir un palais qui a été brûlé, où le dernier étage et les toits manquent encore. On ne finirait point sur les défauts monstrueux d'un palais si immense et si immensément cher […] Encore ce Versailles de Louis XIV, ce chef-d'œuvre si ruineux et de si mauvais goût, et où les changements entiers des bassins et de bosquets ont enterré tant d'or qui ne peut paraître, n'a-t-il pu être achevé ; parmi tant de salons entassés l'un sur l'autre, il n'y a ni salle de comédie, ni salle à banquets, ni de bal, et devant et derrière il reste beaucoup à faire. » (IV, pp. 1005-1007.)
Et le jeu frénétique qui s'y fait, dont la mode fait fureur, est aussi vivement épinglé par Saint-Simon. Mais c'est le propre de la Cour :
« Ce qu'on appelait appartement était le concours de toute la cour depuis sept heures du soir jusqu'à dix, que le Roi se mettait à table, dans le grand appartement, depuis un des salons du bout de la grande galerie jusque vers la tribune de la chapelle. D'abord il y avait une musique ; puis des tables par toutes les pièces, toutes prêtes pour toutes sortes de jeux ; un lansquenet où Monseigneur et Monsieur jouaient toujours ; un billard : en un mot, liberté entière de faire des parties avec qui on voulait, et de demander des tables, si elles se trouvaient toutes remplies. Au delà du billard, il y avait une pièce destinée aux rafraîchissements ; et tout parfaitement éclairé. Au commencement que cela fut établi, le Roi y allait et y jouait quelque temps ; mais dès lors [1692] il y avoir longtemps qu'il n'y allait plus, mais il vouloir qu'on y fût assidu, et chacun s'empressait à lui plaire. Lui cependant passait les soirées chez Mme de Maintenon, à travailler avec différents ministres les uns après les autres. » (I, pp. 33-34.)
Autour de Versailles
D’autres cours se tiennent autour de Versailles : celle du Grand Dauphin à Meudon ; celle de Monsieur, frère du roi, père du Régent, à Saint-Cloud jusqu’en 1701 ; Sceaux, où règne le duc du Maine et la duchesse, éprise de littérature. Saint-Simon rapporte qu'en 1714 :
« Sceaux était plus que jamais le théâtre des folies de la duchesse du Maine, de la honte, de l'embarras, de la ruine de son mari par l'immensité de ses dépenses, et le spectacle de la cour et de la ville, qui y abondait et s'en moquait. Elle y jouait elle-même Athalie avec des comédiens et des comédiennes, et d'autres pièces, plusieurs fois la semaine. Nuits blanches en loterie, jeux, fêtes, illuminations, feux d'artifice, en un mot, fêtes et fantaisies de toutes les sortes, et de tous les jours ». (IV, pp. 460-461.)
Selon Saint-Simon, l'esprit de la duchesse du Maine «avait achevé de se gâter et de se corrompre par la lecture des romans et des pièces de théâtre, dans les passions desquelles elle s'abandonnait tellement [...] qu'elle ne parlait que leur langage ». « Entreprenante, audacieuse, furieuse », elle fut l'inspiratrice de la romanesque conspiration de Cellamare. « Et quelle était cette œuvre ? La vengeance contre [...] tout le sang royal légitime qui était en France ; détruire le Régent ; revêtir le roi d'Espagne, et le duc du Maine sous lui, de la Régence. » (VI, p. 243.)
Enfin, les résidences de la peu recommandable fille du Régent, duchesse de Berry : le Luxembourg et la Muette, sont moins des cours que des lieux de plaisirs secrets et excessifs. Le vertueux époux de Gabrielle de Lorge ne sait goûter aux charmes de ces nouveautés.
« A la fin, le Roi, lassé du beau et de la foule, se persuada qu'il voulait quelquefois du petit et de la solitude […]. Il trouva derrière Luciennes un vallon étroit, profond, à bords escarpés, inaccessibles par ses marécages, sans aucune vue, enfermé de collines de toutes parts, extrêmement à l'étroit, avec un méchant village sur le penchant d'une de ces collines, qui s'appeloit Marly […]. En bâtiments, en jardins, en eaux, en aqueducs, en ce qui est si connu et si curieux sous le nom de machine de Marly, […] on ne dira point trop sur Marly seul en comptant par milliards. Telle fut la fortune d'un repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles, uniquement choisi pour n'y pouvoir dépenser. Tel fut le mauvais goût du Roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature. » (IV, pp. 1008-1009.)
Marly comprenait un grand pavillon, emblème du soleil, pour le Roi, et deux rangées de six pavillons plus petits, figurant les signes du zodiaque, pour ces privilégiés qu'étaient les invités du Roi. Chaque pavillon contenait deux appartements, sauf les deux les plus éloignés du bâtiment central, où furent installés, en 1703, le globe terrestre et le globe céleste d'environ quatre mètres de diamètre qui avaient été offerts au roi par le cardinal d'Estrées vingt ans plus tôt. Louis XIV les fit enlever quelques mois avant sa mort, sans doute pour dégager quatre appartements de plus. En 1717, Saint-Simon, s'il faut l'en croire, sauve pourtant Marly de la destruction, à un moment où le Régent envisage une série d'économies désespérées. Ayant obtenu gain de cause, il ironise :
« Avouez que le Roi en l'autre monde serait bien étonné s'il pouvait savoir que le duc de Noailles vous avait fait ordonner la destruction de Marly, et que c'est moi qui vous en ai empêché. » (V, pp. 473-474.)
Marly n'en tombe pas moins en ruine, faute d'entretien, tout au long du XVIIIe siècle.