L’argent et la gloire
À la différence de l'honneur, la « gloire », qui désigne la fierté du rang, ne se soutient pas sans argent. Or l'argent, en cette amère fin d'un grand règne et après lui, est plus que jamais en question. La guerre de Succession d'Espagne, pour faire face à la menace de la maison d'Autriche, a ruiné la France. Après 1700, les finances royales consomment régulièrement leurs rentrées à venir avec au moins un an d'avance. La seule préoccupation des contrôleurs des finances est de « soutenir la guerre ». Créations d'offices (des « charges » que le roi vend), manipulations monétaires, économies réalisées notamment par l'arrêt de la transformation du château de Versailles, rien n'y suffit. Les impôts nouveaux, capitation en 1695, « dixième » en 1710, dont la répartition demeure d'une injustice révoltante, ne comblent pas le gouffre et engendrent dans le peuple des villes et des campagnes une affreuse misère. La famine surgit. Au cours de l'hiver polaire de 1709-1710, il meurt une personne sur cinq. Le peuple de Paris manifeste :
« Monseigneur, venant et retournant de l'Opéra, avait été plus d'une fois assailli par la populace et par des femmes en grand nombre, criant du pain, jusque-là qu'il en avait eu peur au milieu de ses gardes, qui ne les osaient dissiper de peur de pis. Il s'en était tiré en faisant jeter de l'argent et promettant merveilles ; mais, comme elles ne suivirent pas, il n'osait plus venir à Paris. Le Roi en entendit lui-même d'assez fortes, de ses fenêtres, du peuple de Versailles, qui criait dans les rues ; ces discours étaient hardis et fréquents, et les plaintes vives et fort peu mesurées contre le gouvernement, et même contre sa personne, par les rues et par les places. »
Le 20 août, c’est l’émeute :
« Aussitôt après, on pourvut bien soigneusement au pain. Paris fut rempli de patrouilles, peut-être un peu trop, mais qui réussirent si bien qu'on n'entendit pas depuis le moindre bruit. »
Cette année-là, le roi en vient à demander à ses sujets fortunés leur vaisselle d'argent pour la fondre à la monnaie. L'opération, comme le raconte Saint-Simon, profite surtout aux fabricants de faïence (et leur production y gagne en beauté). À cet expédient traditionnel et limité, succède le papier-monnaie. On ne troque plus l'argent contre de la faïence, mais l'or contre du papier. Et, comme toujours dans la misère générale, les habiles font fortune et ils sortent généralement de ce que Saint-Simon appelle « la lie du peuple ». Les mots d'agio et d'agioteur naissent dans les dernières années de Louis XIV, et Saint-Simon, se faisant l'écho de cette nouveauté, écrit en 1710 :
« On fit aussi une taxe sur les usuriers qui avaient gagné gros à trafiquer les papiers du Roi, c'est-à-dire à profiter du besoin de ceux à qui le Roi les donnait en payement. On appelait ces gens-là agioteurs et leur manège, suivant la presse où étaient les porteurs de billets, de donner par exemple trois ou quatre cents livres, et souvent encore la plupart en denrées, pour un billet de mille francs, ce manège, dis-je, s'appelait agio. » (III, p. 740.)
En tout cas ce ne sont jamais les ducs et pairs qui, eux, se ruinent plutôt à soutenir leur rang. Ils n'en sont que plus âpres à défendre leurs droits de préséance. Malgré l'inlassable acharnement de Saint-Simon, leur porte-parole, ils vivent, eux et toute la vieille noblesse d'épée, leurs derniers jours de gloire, d'une gloire dont le déclin est d'ailleurs amorcé depuis longtemps :
« Entre tant de profondes plaies que le ministère du cardinal Mazarin a faites et laissées à la France, le gros jeu et ses friponneries en fut une à laquelle il accoutuma bientôt tout le monde, grands et petits. […] un des meilleurs moyens de ruiner les seigneurs, qu'il haïssait et qu'il méprisait, ainsi que toute la nation française […] jusqu'au parfait succès que l'on voit aujourd'hui, et qui présage si sûrement la fin et la dissolution prochaine de cette monarchie. »
La banqueroute de Law
La France se trouve dans une situation financière désastreuse quand meurt Louis XIV : sa dette représente dix ans de recettes fiscales. Philippe d’Orléans, qui assure la régence, est séduit par l’économiste écossais John Law (1671-1729), dont les théories audacieuses promettent de régler le problème de l’endettement et relancer l’économie. Il l’autorise à créer en 1716 une banque privée qui émette du papier-monnaie, puis le nomme contrôleur général des Finances. Saint-Simon est, d’emblée, très critique : « Un Écossais de je ne sais quelle naissance, grand joueur et grand combinateur, et qui avait gagné fort gros en divers pays où il avait été, était venu en France dans les derniers temps du feu Roi. Il s'appelait Law […]. » La banque de Law, devenue banque d’État, s’engage dans des spéculations sur le commerce des colonies en Amérique, spéculations que bientôt personne ne parvient plus à contrôler. Le 17 juillet 1720, à suite d’une panique digne d’un krach boursier, la bousculade est si forte au siège de la banque que « quinze à seize personnes furent étouffées ». Si le système de Law permet à certains, dont l’avisé Voltaire, de s’enrichir, il en ruine beaucoup d’autres et laisse pour longtemps un doute planer sur la fiabilité du papier-monnaie.
Saint-Simon, plus concret, propose en 1717 une note sur l’intérêt des états généraux qui, dans son esprit, sont l'antithèse du Parlement, car ils sont « le corps représentatif de tout l'État » et méritent donc « plus de considération qu'une cour de justice ». Alors que, selon lui, le Parlement constitue une limite du pouvoir royal, « les états généraux, au contraire, ne se peuvent assembler que par les Rois, ils n'ont dans leur assemblée aucune puissance législative et, à l'égard des Rois, ils n'ont que la voix consultative et la voix de représentation et de supplication». (II, p. 811.) Saint-Simon apporta ce mémoire au Régent, mais « ses yeux ne pouvaient lire ma petite écriture courante et pleine d'abréviations, quoique fort peu sujette aux ratures et aux renvois. Il me pria de lui faire faire une copie du mémoire […], mais au bout de sept ou huit jours, il ne parla plus du tout d'états généraux ». (V, pp. 601-646.) Ce texte exprime une des idées constantes des théories politiques de Saint-Simon.
En 1718, Saint-Simon suggère une réforme de la gabelle :
« J'étais demeuré frappé […] de l'énormité de quatre-vingt mille hommes employés à la perception [de la gabelle] et des horreurs qui se pratiquent là-dessus aux dépens du peuple. Je l'étais encore de cette différence de provinces également sujettes du Roi, dans une partie desquelles la gabelle est rigoureusement établie, tandis que le sel est franc dans les autres. » Il s'en prend à « tous les fripons de gabeleurs, qui ne vivent et ne s'enrichissent que de leurs rapines. Je conçus donc le dessein d'ôter la gabelle, de rendre le sel libre et marchand, et pour cela de faire acheter par le Roi, un tiers plus que leur valeur, le peu de salines qui se trouvent appartenir à des particuliers […]. Je le proposai au Régent, qui y entra avec joie ». (V, pp. 900-901.)
Mais « on ne verra que trop tôt que les paroles de M. le duc d'Orléans ne furent jamais que des paroles, c'est-à-dire des sons qui frappent l'air ». (V, p. 27.) Ce projet reste sans suite, avorté sous l’influence du Cardinal Dubois.
Le grand train imposé par Louis XIV à ses courtisans déstabilise même la sage administration de la duchesse de Saint-Simon, à l'image des autres nobles de la Cour :
« Louis XIV tendait et parvint à épuiser tout le monde en mettant le luxe en honneur, et pour certaines parties en nécessité, et réduisit ainsi peu à peu tout le monde à dépendre entièrement de ses bienfaits pour subsister […]. C'est une plaie qui, une fois introduite, est devenue le cancer intérieur qui ronge tous les particuliers ». (IV, p. 1004.)
L’endettement pour la gloire profite à d’autres. Dans Turcaret, Lesage dénonce crûment l'ascension des enrichis dans la société à la fin du règne de Louis XIV : Turcaret, fermier général, joue au gentilhomme et courtise une baronne désargentée qui accepte ses largesses dont elle fait profiter un petit-maître, le Chevalier. Le valet de ce dernier résume la situation : « Nous plumons une coquette ; la coquette mange un homme d'affaires ; l'homme d'affaires en pille d'autres : cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde. » C’est dans ce contexte que Saint-Simon écrit des réflexions sur les ducs et pairs et le Parlement joue sur les avantages dus au rang, avec « l’affaire du bonnet », demandant au Régent de dédommager les Pairs par des choses dont l’éclat éblouisse », comme le droit de garder leur chapeau aux audiences… La Régence, selon Saint-Simon, a poursuivi l'abaissement des ducs et pairs, même si elle rend à la noblesse une place dans les conseils, que le règne de Louis XV ne la leur a pas reprise. Reste à savoir si c’est pour le bien du royaume