L’invention de la bohèmeJean-Didier Wagneur
La bohème est une dimension de la socialité littéraire qui s’affirme fortement autour de 1845. Elle se définit par un mode de vie rebelle aux contraintes sociales, libre, communautaire, marginal et artiste. Si la seconde génération romantique, celle de 1830, du Petit Cénacle et surtout du Doyenné (Théophile Gautier, Gérard de Nerval, etc.) pourrait relever de ce programme, le terme de « bohème littéraire » n’apparaît que dans la décennie suivante, peu après la publication d’Un Prince de la Bohème (1840) où Balzac dépeint le style de vie atypique d’une jeunesse dorée incarnée par le Comte de La Palférine. Reste que la vision balzacienne est celle d’une bohème aristocratique qui participe du dandysme alors que celle qui surgit rassemble une population de jeunes provenant en nombre des classes inférieures de la société. Cette ouverture sociale est la résultante du développement de l’instruction et des acquis démocratiques de la Charte de 1830. Revendiquant l’égalité de droit, comme celui de publier, cette génération en surpopulation se retrouve néanmoins prise en étau entre ses aspirations et une société peu encline à l’accueillir. Pour les plus démunis, déclassement et précarité seront les résultantes irrémédiables de cette situation.
La Bohème du Petit Journal
Dès 1842, la « bohème littéraire » est l’objet de satires ; on la tourne en ridicule, on la compare à une plèbe, mais surtout elle inquiète le champ littéraire, car son mode de fonctionnement autonome, anarchique et grégaire reste à l’écart des procédures classiques de légitimation de la littérature. De plus, si pour survivre la bohème s’est tournée vers les arts industriels et les petits travaux de librairie divers induits par l’essor de l’édition, elle constitue surtout une main d’œuvre utile au développement alors important de la presse périodique. Alors qu’elle apparaît comme illégitime au champ littéraire, la bohème accède ainsi paradoxalement aux instances qui contrôlent la communication littéraire et la publicité en même temps qu’elle a tout loisir d’assurer ainsi sa propre promotion à travers une foule d’hebdomadaires satiriques et littéraires que l’on englobe génériquement sous le nom de « petits journaux » ou de « petite presse ».
C’est au sein d’un petit journal, Le Corsaire-Satan, qu’Henry Murger va écrire un chapitre essentiel de l’histoire du bohémianisme littéraire au dix-neuvième siècle en publiant une série de nouvelles réunies sous le titre « Scènes de la Bohème ». S’inspirant de l’existence précaire qu’il mène avec Champfleury et Nadar, Murger peint la bohème de manière fantaisiste, dans une approche tout à la fois postromantique, comique et même mélodramatique. Il y capte l’air du temps et décrit les subcultures urbaines parisiennes. Il y met en scène des types familiers du public, le jeune poète, le rapin, la grisette et fait évoluer ce monde tintamarresque dans un Paris pittoresque, celui des mansardes du Quartier latin, des bals et des cafés littéraires. Si ses feuilletons ont été vite remarqués, c’est le théâtre qui lui amène la célébrité. Un jeune auteur dramatique, Théodore Barrière, propose à Murger une collaboration pour adapter ses feuilletons à la scène et La Vie de Bohème est représentée au Théâtre des Variétés, en novembre 1849. La pièce rencontre une presse et un public unanimes, elle fut immédiatement diffusée en librairie et suivie, en 1851, par l’édition des Scènes de la bohème chez Michel Lévy.
Murger a ainsi inversé le stigmate accolé à l’expression « bohème littéraire », de plus il propose simultanément une scénarisation de la situation de l’homme de lettres en régime capitaliste et médiatique. Cette mythologie littéraire actualise la scénographie développée par Balzac dans Un grand homme de province à Paris, et va jouer le rôle d’une fiction professionnelle à l’usage des futurs hommes de lettres avec sa peinture enjouée des débuts difficiles, de la « vache enragée », du compagnonnage des arts et des lettres, sans oublier la blague et les amours de chiffon.
Murger est immédiatement l’otage de ce succès. Alors que dans son introduction aux Scènes, sa propre vision de la bohème était critique, tempérée par un fort principe de réalité, une vague de murgiérisme s’empare de la littérature. Beaucoup de romans et d’articles empruntent alors leurs thématiques ou leurs arguments aux œuvres de Murger, non sans amener de vives réactions qui contestent la vérité d’une bohème devenue stéréotype.
Dénonciation de la Bohème
Outre plusieurs articles de presse, trois fictions dénoncent la « marchandise » bohème. À commencer par Charles Demailly de Jules et Edmond de Goncourt, qui, en 1860, souligne la collusion de la bohème et du pouvoir médiatique ainsi que la falsification de l’essence même de l’homme de lettres. Deux ans plus tard, autre condamnation dans Les Martyrs ridicules d’un jeune écrivain, Léon Cladel, roman préfacé par Charles Baudelaire qui rappelle les mises en garde de Murger contre la facticité de ce mode de vie et en offre un démontage ironique. Enfin, Jules Vallès publie en 1866, Les Réfractaires, qualificatif qu’il considère politiquement et philosophiquement plus effectif que celui désormais vide de sens de « bohème ». Car au même moment, et plus d’un siècle et demie avant la vogue « bobo » et les processus de « gentrification », la société parisienne du Second Empire faisait du bohémianisme une mode, une pose affectée par le grand monde comme par le demi-monde : l’essence même de la vie parisienne incarnée autant par Offenbach qu’un célèbre journal éponyme.
La mort de Murger en 1861 est suivie de nombreuses publications, romans ou articles qui, loin de reléguer ce thème au magasin des accessoires de la littérature, l’installent au rang d’une légende dorée qui va se poursuivre jusqu’au XXe siècle, relancée par plusieurs essais nostalgiques d’histoire littéraire comme Les Derniers bohèmes (1874) de Firmin Maillard, par des individualités comme Verlaine devenue son autre incarnation et surtout par l’opéra de Puccini en 1896.
Du Quartier latin et de Montmartre à Montparnasse
Après 1870, le Quartier latin s’est réapproprié cette mythologie au sein de groupes comme les Hydropathes ou de cabarets artistiques comme le Chat noir. La bohème trouve à Montmartre une seconde terre d’élection, et cette association fait les délices d’un tourisme parisien de masse dont on peut trouver les premières traces dès l’Exposition Universelle de 1855, dans des guides tel un Paris-Bohème vendu aux visiteurs.
Aussi forte chez les peintres que chez les écrivains, la thématique bohème passera ensuite à Montparnasse, popularisée par des textes de Francis Carco et Roland Dorgelès. Mais la bohème n’est pas seulement réservée à Paris, elle touche aussi l’Allemagne, l’Italie, même les États-Unis.
Cet universalisme apparent repose surtout sur le statut de l’artiste dans une société marchande gouvernée par la publicité et dont la cible est un public en voie de massification. L’écrivain au XXIe siècle n’est pas plus ou moins protégé qu’il ne l’était au XIXe siècle. Il est toujours devant la même alternative : faire de la littérature militante ou céder à la littérature industrielle. Le XIXe siècle expliquait cela sous la forme du « combat artistique » voire de manière plus darwinienne par le struggle for life : la lutte pour la vie.