À propos de l’œuvreJean-Didier Wagneur

Le Corsaire-Satan
La Vie de Bohème

À la suite du succès remporté par la pièce La Vie de Bohème au théâtre des Variétés en novembre 1849, l’éditeur Michel Lévy a demandé à Henry Murger de réunir les feuilletons qu’il avait publiés dans Le Corsaire-Satan pour en tirer un roman et bénéficier de la récente célébrité de ce nouvel auteur. Pour passer des nouvelles publiées à une construction romanesque, Henri Murger a été a de restructurer son texte car les épisodes avaient été publiés de 1845 à 1849, donc sur un temps long et à un rythme très irrégulier exploitant, certes, le principe balzacien du retour des personnages, mais n’offrant pas une continuité et une dynamique globale. Murger a été ainsi contraint de revoir l’ordre initial de publication et, pour conférer plus d’unité à sa fiction, a rédigé de nouveaux chapitres. Outre la « préface » qui, de manière assez tintammaresque, revient sur l’histoire de la bohème en en soulignant la présence à toutes les époques, jusqu’à en faire une dimension absolue de la vie littéraire depuis les grecs jusqu’au dix-neuvième siècle, il a introduit un chapitre inaugural (« Comment fut institué le cénacle de la bohème ») qui fonctionne comme une scène d’exposition au théâtre dans le même esprit, puis a ajouté un épilogue.
Le titre du roman reprend celui de la série déjà publiée dans le journal, la locution Scènes de la vie… est une reprise de la règle d’organisation des romans qui répartit La Comédie humaine de Balzac en Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie de province, etc. Ce principe offre une grande liberté à Murger qui peut ainsi multiplier et croiser les aventures de ses personnages pour offrir une sorte de roman choral qui reste assez nouveau pour son époque.
 

 
Schaunard jouant du piano
Schaunard, Colline et Rodolphe font la connaissance de Marcel
Mort de Francine
Le café Momus

Le roman débute le 8 avril 1840, jour du terme pour Schaunard. Incapable de payer son loyer, il assiste à l’arrivée de Marcel, le nouveau locataire de sa chambre. Il se rend au cabaret de la mère Cadet où il rencontre Gustave Colline, puis tous deux se dirigent vers le café Momus. C’est là qu’ils font la connaissance de Rodolphe, jeune poète rédacteur en chef de l’Écharpe d’Iris. Schaunard ramène ses deux nouveaux amis chez lui et dès le lendemain Marcel et Rodolphe décident de partager l’appartement. Murger a ainsi mis en place le « chœur » de cette communauté bohème que rejoindront les autres protagonistes, notamment les caractères féminins, Mademoiselle Musette et Mimi et, un peu plus tard, Carolus Barbemuche.
 

La Vie de bohème illustrée par André Gill

Bohème réaliste

Contrairement à Champfleury qui tend à théoriser sa pratique littéraire, Murger est plus intuitif, il va offrir une peinture précise et sensible de la condition de ses bohèmes, car la pauvreté et la misère de leur situation sont constamment évoquées – notamment la faim et le froid –, mais en la décalant vers un comique qui participe de l’esprit de blague et de mystification proprement bohèmes, dont la victime, depuis le Romantisme, est le bourgeois propriétaire. C’est plus en « locataire », et souvent insolvable, que vit la bohème dans un dénuement constant. La traque de la pièce de cent sous est l’une des idées fixes de cette jeunesse qui vit à crédit, parasitant et détournant le système, constamment menacée par l’irruption intempestive de créanciers et de propriétaires. Cette précarité les amène à devoir partager un habit à plusieurs pour sortir.
L’évocation du quotidien de cette bohème romanesque est en conformité avec celui de la bohème réelle, survivant de petits travaux divers. Marcel est tenu de se partager entre son art et des productions alimentaires, Rodolphe travaille pour la petite presse ou fait le « nègre » pour des hommes de lettres « influents » et, comme les peintres font des portraits après décès, se livre à l’art de l’épitaphe en vers ; il sera même obligé de sacrifier ses manuscrits littéraires pour se chauffer.
 

 
« Je t’embrasse autant que tu voudras ». Marcel.
Les trois amis : « ils n’avaient pas fait dix pas dans la rue »
Schaunard : « il se mit à exécuter dans sa chambre une chorégraphie de sa composition »
Intérieur d'atelier
Le bal Mabille

Cet exotisme urbain et marginal a retenu le public qui, de plus en plus privé d’expérience individuelle par l’aliénation propre à la civilisation industrielle, partage avec empathie la vie, néanmoins joyeuse, que mènent les personnages de Murger. Le roman initie le lecteur à une subculture urbaine, à des pratiques sociales inédites pour beaucoup. Murger scénographie la bohème en moments de café avec son lot de conversations et de farces, en temps de fête avec leurs programmes insolites et une improvisation de tous les instants, et bien sûr conduit aux bals : le Prado ou Mabille. Murger peint de manière très carnavalesque la vie de la jeunesse du Quartier latin, telle que tout un chacun à cette époque peut en être le spectateur, mais pour la première fois, ce n’est plus par la physiologie qu’il en prend connaissance mais au travers de vies qui se croisent. Depuis la représentation de la pièce, Murger est présenté comme le chantre de la jeunesse et l’on sait que ce qu’il a écrit repose sur sa propre expérience. L’illusion référentielle fonctionne fortement – le fictionnel rejoint le réel – et derrière les personnages, comme dans un roman à clés, se profilent les modèles réels. Rodolphe est l’auteur lui-même ; Schaunard est Alexandre Schanne ; Marcel est un mixte de Léopold Tabar et de Lazare ; Colline un composé de Jean Wallon et de Marc Trapadoux, quant à Carolus Barbemuche il renvoie de manière assez transparente au romancier Charles Barbara. Étrangement deux compagnons de Murger, Champfleury et Nadar, sont absents des Scènes. L’auteur de Chien-Caillou publiera en 1853 dans Les Aventures de Mademoiselle Mariette, sa vision personnelle, qui tente de corriger de manière plus authentique celle par trop sentimentale de la bohème de Murger.
 

Fantaisie de Musette : « L’endroit est d’ailleurs habitable et parfaitement réparé »
Mademoiselle Mimi

Bohème sentimentale

Si ce sentimentalisme qui a été souvent reproché à l’auteur, c’est lui qui a fait de ce roman un succès populaire. La quête de l’art et de la célébrité s’y conjugue constamment avec celle de l’amour. Rodolphe passe de femmes en femmes : Louise, Sidonie, sa cousine Mademoiselle Angèle… mais seule Mimi lui a fait connaître l’expérience de l’amour-fou. Marcel aime Mademoiselle Musette et Schaunard Phémie : tout le monde voisine dans les mansardes, partageant joies et chagrins. Les femmes de Murger sont profondément inspirées par celles qu’il a croisées dans sa propre vie. Pour le public féminin, après Mimi Pinson d’Alfred de Musset (1845), elles incarnent des femmes du présent dans lequel elles peuvent dès lors se projeter : de la jeune fille amoureuse du poète à la grisette innocente qui va dès cette époque évoluer insensiblement vers la femme entretenue que l’on désigne par le terme de « lorette » qui apparaît alors. La caractéristique des femmes de Murger tient dans leur fragilité apparente et un côté volage qu’elles partagent avec les moineaux et les fleurs de pavé. Mais la pauvreté menace aussi l’amour et la communauté bohème entre en rivalité avec ces « protecteurs » riches qui offrent aux jeunes filles de fuir la précarité contre le sacrifice de leurs sentiments et de leur corps. Le pathétique culmine dans la mort de Mimi, passant de l’hôpital à l’amphithéâtre de la Faculté de médecine où son corps est disséqué avant de reposer, anonyme, dans la fosse commune. L’épilogue du livre tient tout entier dans son titre « La jeunesse n’a qu’un temps », la bohème, véritable utopie communautaire, se dissout et les survivants de cette aventure rentrent… dans le rang.
 

 
Affiche pour La Bohème de Puccini
Scènes diverses de La Bohème de Puccini
La Bohème de Puccini
 

Avec les Scènes de la Vie de Bohème, Murger a construit un légendaire que Puccini, après d’autres, a utilisé presque tel quel. Cette vision est celle d’un martyrologue qui est celui de la vocation artistique et ce roman va être souvent considéré par les candidats à la vie littéraire comme une véritable fiction professionnelle. Utilisant son expérience, notamment celle qu’il a vécu auprès des Buveurs d’eau et à l’Hôtel Merciol, rue des Canettes, Murger initie le siècle au thème bohème qui va dès lors se décliner en une foule de romans qui, ou bien la contestent comme les Martyrs ridicules de Léon Cladel (1862) ou bien en entretiennent la mythologie et cela jusqu’au XXe siècle, passant du Quartier latin à Montmartre pour arriver avec les avant-gardes artistiques à Montparnasse.