Jugements et critique
Maxime Gaucher
« Horla, c’est le masque satanique dont s’est affublé M. de Maupassant pour vous effrayer et vous donner des frissons dans le dos […]. [Il] a eu la fantaisie de jouer à son tour l’air à la mode de la suggestion et de l’hypnotisme. »
(Revue bleue, 28 mai 1887)
Anatole France
« C’est un fou aussi que nous fait connaître, dans le Horla, M. Guy de Maupassant, le prince des conteurs. Le pauvre homme est hanté par un vampire qui trouble son sommeil et lui boit son lait sur sa table de nuit. Il en est furieux et désespéré. Ce n’est pas sans raison, car rien n’est plus affreux que de se sentir aux prises avec un ennemi invisible.
Mais dirai-je toute ma pensée ? Pour un fou, cet homme manque un peu de subtilité. À sa place, je laisserais le vampire se gorger de lait tout à loisir et je me dirais : Voilà qui va bien, à force d’absorber le liquide alcalin, cet animal ne manquera pas de s’assimiler quelques éléments opaques, et il deviendra visible. En attendant, il ne peut demeurer invisible sans rester transparent ; donc, si je ne le vois pas, je verrai du moins dans son corps le lait qu’il aura bu. S’il vous plaît, je ne m’en tiendrais pas au lait, je tâcherais de lui faire avaler de la garance, pour le colorer en rouge des pieds à la tête.
À cela près, et pourvu qu’ils ne boivent ni lait ni eau, les invisibles peuvent fort bien exister. Et pourquoi non ? je vous prie. Qu’y a-t-il d’absurde à supposer leur existence ? C’est l’hypothèse contraire, pour peu que l’on y songe, qui choque la raison. Car ce serait un grand hasard si la vie, dans toutes ses formes, tombait sous nos sens, et si nous étions constitués de manière à embrasser l’échelle entière des êtres. Pour nous apparaître, il faut que la vie se manifeste dans des conditions très particulières de température. Si elle existe dans les milieux gazeux, ce qui, après tout, n’est pas impossible, nous n’en pouvons rien connaître, et ce n’est pas une raison pour la nier. La matière n’a pas, à l’état gazeux, moins d’énergie qu’à l’état solide. Pourquoi les soleils, qui semblent remplir dans l’univers, au centre de chaque système, des fonctions royales et paternelles, seraient-ils le séjour de l’éternel silence ? Pourquoi ne porteraient-ils pas dans leurs vastes flancs la vie et l’intelligence en même temps que la chaleur et la lumière ? Et pourquoi l’atmosphère des planètes, pourquoi l’atmosphère de la terre ne seraient-elles pas également habitées ? Ne peut-on imaginer des êtres très légers, tout à fait diaphanes, puisant leur nourriture dans les couches atmosphériques supérieures ? Rien n’empêche qu’il n’existe des enfants de l’air, comme il existe des enfants des eaux et des fils de la terre ? »
(« La Vie littéraire. Les fous (L’Inconnu, par Paul Hervieu).- Le Horla, par Guy de Maupassant », Le Temps, 19 juin 1887, p. 2)
Raoul Frary
« [Guy de Maupassant] se montre tout à fait supérieur quand il essaie d’inspirer en un court récit une impression d’effroi ou d’horreur… Contes en général un peu pessimistes, mais où se retrouve tout entier le talent hardi de M. de Maupassant, avec cette netteté de style, cette précision de contours et cette vivacité de coloris qui donnent tant de prix aux moindres tableaux sortis de sa main. »
(« Le Mouvement littéraire. [Le Horla, par Guy de Maupassant] », La Nouvelle Revue, 1er avril 1887, p. 132-133)
Mariane Bury
« La force fantastique provient précisément du fait que les personnages mis en scène n’ont rien de monstres exceptionnels : ils sont autant que les autres ancrés dans la réalité. Encore ce lien intime cette fois entre raison et folie, qui accentue l’angoisse. Les récits dits fantastiques, publiés à côté des autres, ne se signalent extérieurement par aucune originalité propre (qu’il s’agisse de la technique narrative ou de l’univers évoqué). […] sa raison s’échappe, il frôle la démence, sous le coup d’une peur inexplicable : il est aisé de devenir fou. Telle pourrait être aussi bien la leçon de tous les récits étranges de Maupassant, où l’eau joue un rôle capital : dans Le Horla, bien sûr, où l’ennemi vient de la Seine, se nourrit de liquide et cache comme dans un brouillard son reflet au narrateur […]. »
(« L’être voué à l’eau », Europe, spécial Guy de Maupassant, n°772-773, août-septembre 1994, p. 105)
Pierre Bayard
« La rencontre dans le miroir est souvent, chez Maupassant, marquée par l’apparition d’une fissure, comme celle qui brise la tranquillité de l’univers rationnel dans la littérature fantastique. Je est en train de regarder, et tout à coup l’Autre apparaît, transformant l’image de soi, déstabilisant l’ensemble du champ perceptif. De nombreux cas de figure sont possibles à partir de ce schéma, dont la formule de base est la scène de miroir proprement dite, où l’Autre surgit au moment où le sujet se regarde dans une glace. »
(Maupassant juste avant Freud, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 71)
Yvan Leclerc
« Cette réflexivité de la peur, qui est peur de la peur, ce caractère intransitif du fantastique maupassantien aboutit à ce que l’on pourrait appeler un fantastique littéraire, en ce sens qu’il prend la littérature pour l’objet même de sa manifestation, en remplacement de l’objet extérieur perdu. […] Chez Maupassant […] les conditions de production du récit sont toujours exhibées, les instruments de la lecture et de l’écriture montrés : le fauteuil où l’on s’installe pour lire, le bureau où l’on écrit. […]
Plusieurs textes sont présentés comme écrits : lettres ou journal, « Le Horla » étant bien évidemment la forme la plus accomplie de ce fantastique scriptural. Car la lecture, comme l’écriture, déclenchent l’apparition du Horla. Dès lors, le lecteur sait qu’il est en train de lire un texte qui s’écrit, un texte dans lequel le diariste écrit qu’il lit, mais il sait aussi que la lecture et l’écriture sont à la fois condition de possibilité et objet de fantastique. L’identification du lecteur au personnage se fera d’autant plus facilement que ce personnage est lecteur ; la lecture en régime « scriptural » ou fictionnel est redoublée, distanciée par la mise en scène de l’écriture. »
(« D’un fantastique vraiment littéraire », Études normandes, n°2, Maupassant du réel au fantastique, 1994, p. 72-74)
Nathalie Prince
« [L]e narrateur du second Horla, chez Guy de Maupassant, s’effraie d’un phénomène d’invasion. Le processus littéraire de l’effroi est alors le suivant : celui qui s’est réfugié dans son lieu propre se sent progressivement menacé par une intrusion de plus en plus patente, d’abord à fleur de peau, puis enfin tout à fait sensible. Intrusion, invasion, expulsion. Tel est le fonctionnement de cet effroi paranoïde. […]
La peur ne consiste plus à découvrir quelque chose d’étrange dans un lieu étranger, mais à imaginer que quelque chose d’étranger, et par là étrange, s’est introduit dans l’univers prophylactique du personnage. »
(« La Peur de soi, chez soi, en soi », dans Petit musée des horreurs. Nouvelles fantastiques, cruelles et macabres, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2008, p. 313)