À propos de l'œuvreCharles-Eloi Vial
Fortement inspiré, jusqu’à un certain point, de l’enfance de Chateaubriand au château de Combourg, ce très court roman met en scène un personnage entretenant une relation fusionnelle avec sa sœur, là où l’auteur avait au contraire exalté sa muse imaginaire, sa « Sylphide », projection de sa sœur Lucile, avec laquelle il jouait dans les landes. Le héros du roman, René, laissant sa sœur seule au château familial, commence par tenter d’oublier l’inexplicable mélancolie qui le ronge en voyageant au travers de l’Europe du XVIIIe siècle. Après la mort de leur père et son retour au pays, lui et sa sœur se rapprochent peu à peu, mais au lieu de connaître le bonheur de la vie familiale, Amélie dépérit, avant de s’enfuir au couvent. Parti à la poursuite de sa sœur, le jeune homme accepte ensuite de la conduire à l’autel pour la cérémonie de sa prise de voile : elle épouse symboliquement le Christ, puis se couche dans un tombeau vide afin de symboliser sa volonté de mourir au monde. Au moment de la recouvrir d’un linceul, René l’entend, dans un soupir, révéler la raison de son chagrin : son amour incestueux pour son frère, qu’elle n’avait jamais osé lui avouer. Le choc de la révélation lui fait perdre connaissance, et le plonge dans le désespoir. Les tourments du narrateur sont en réalité multiples : il s’en veut de n’avoir pas réalisé son propre amour contre-nature pour sa sœur, de n’avoir pas su la protéger en s’éloignant d’elle, et d’être ainsi la cause indirecte de sa retraite au fond d’un couvent. Peu de temps après avoir pris le voile, Amélie meurt, et René, après avoir lui-même renoncé à se faire moine, choisit d’expier le poids de sa culpabilité au fond d’une forêt du Nouveau-monde.
Déconnecté du contexte politique (le voyage en Amérique de René, qui a lieu en 1755, n’est pas la cause d’une émigration révolutionnaire), René traduit au contraire un rejet global de l’actualité en mettant en scène des personnages entièrement tournés vers leurs sentiments. La tentative de René de découvrir l'Europe et de s’immerger dans le « siècle » n’apporte nul remède à sa tristesse. Seul le sein de sa famille semble apaiser ses tourments, mais cette consolation lui est refusée en raison de l’impureté des sentiments que lui porte sa sœur. Rejetant la solution chrétienne de la renonciation aux joies terrestres par l’immersion dans la vie monastique, le narrateur choisit la fuite dans la nature. Chateaubriand s’est à la fois inspiré de Rousseau – son René tient un peu de Jean-Jacques, tout en le critiquant – mais aussi d’Ossian, ce barde écossais légendaire inventé par James Macpherson, dont les chants faisaient alors fureur dans toute l’Europe : les thèmes de la nature sauvage, de la mélancolie et de la mort y sont omniprésents. Chateaubriand s’est plus concrètement souvenu de son voyage en Amérique et de sa rencontre avec Philippe Le Coq, un Français venu vivre parmi les Indiens. Toutefois, contrairement aux descriptions d’Atala où la nature est chantée pour ses beautés évoquant la perfection du Créateur, René semble davantage la louer pour son silence et sa solitude écrasante, à la fois loin de Dieu et loin des hommes.
Le choix de publier d’abord René au sein du Génie du christianisme, puis de l’insérer à la suite d’Atala fait sens : la scène où le père Souël raille les sentiments exacerbés de René évoque pour Chateaubriand l’impossibilité de soigner le « mal du siècle » par la religion, qui n’apporte qu’un secours relatif aux tourments du narrateur. C’est d’ailleurs ce qu’il précise dans la préface, en citant un long extrait d’un chapitre du Génie du christianisme intitulé « du vague des passions ». Si la solution à ses « passions de l’âme » n’est pas la plongée dans la dévotion, elle ne se trouve pas non plus dans la vie sauvage, ni dans l’amour pur transfiguré par le christianisme que Chactas évoquait en racontant sa vie dans Atala. L’amour contre-nature, les tourments moraux, la mélancolie et l’exaltation religieuse de René et d’Amélie, rongés par leurs pulsions incestueuses, sont tout aussi néfastes que les sentiments purs et l’innocente ignorance d’Atala, qui choisit de mourir plutôt que de céder à la tentation de la chair.
Si Atala connu un succès immédiat, René fut en revanche moins remarqué à sa parution, tout en ayant une influence bien plus profonde et durable. La conclusion de René, telle que la suggère Chateaubriand, est en effet que la mélancolie propre à sa génération n’a pas de remède : il faut l’embrasser et même l’exalter par la solitude, la dévotion et la contemplation de la nature ; ou en cultivant l’amour des ruines et du passé. En faisant du « mal du siècle » non plus un problème, mais une réponse au siècle lui-même, Chateaubriand ouvre la voie au romantisme et aux écoles qui suivirent. Tourmenté par la morale et retiré du monde, René inaugure aussi la galerie des portraits du XIXe siècle, où d’autres personnages tenteront de trouver, par la solitude ou au contraire dans l’action, la solution à leur « spleen » : de l’Oberman de Sénancour, des Confessions d’un enfant du siècle de Musset jusqu’au Rastignac de Balzac, René joue le rôle d’un véritable manifeste de la sensibilité romantique.