Jugements et critiques

Remarques à propos de René par Chateaubriand lui-même

Sainte-Beuve

Si j’osais adresser un seul reproche à quelques rares endroits de cette douleur presque innée que je comprends et que j’admire, ce ne serait pas de s’exagérer et de se surfaire, ce serait de se croire plus unique au monde, plus privilégiée en amertume qu’elle ne l’est en effet. Certes, nulle vie n’a été plus traversée, semée sur plus de mers, sillonnée de plus de sortes d’orages ; et quand, après tant d’incomparables vicissitudes, on porte sa douleur sans fléchir, comme ces personnages de rois et d’empereurs qui, outre leur diadème de gloire au front, portent un globe dans la main, on en mesure mieux tout le poids. Mais ce poids, pour être d’ordinaire plus obscurément porté, n’en pèse pas moins aujourd’hui sur bien des cœurs. Le mal du solitaire René, en retranchant même ce qui a été de contagion et d’imitation, est assez endémique en ce siècle ; la famille est nombreuse, je le crois, qui l’invoque tout bas comme l’aîné des siens. Quand René jette ses regards sur une foule, sur ce désert d’hommes comme il l’a appelé, il peut s’écrier sans crainte, ainsi que s’écriait l’infortuné dans l’Essai à la vue des petites lumières des faubourgs : Là, j’ai des frères ! frères moins glorieux sans doute, plus infirmes, moins honorés des grands coups du sort. Mais n’est-ce pas en fait de douleur surtout qu’il est vrai de dire avec M. Ballanche : « Tout se passe au fond de notre cœur, et c’est notre cœur seul qui donne à tout l’existence et la réalité. » […]
René est beau, il est brillant jusque dans la brume et sous l'aquilon ; l'éclair d'un orage se joue à son front pâle et noblement foudroyé. C'est une individualité moderne chevaleresque, taillée presque à l'antique ; il y a du Sophocle dans cette statue de jeune homme. Laissez-le grandir et sortir de là, le Périclès rêveur ; il est volage, il est bruyant et glorieux, il est capable de mille entreprises enviables, il remplira le monde de son nom.
(Portraits contemporains, Paris, Michel Lévy frère, 1870, t. 1, p. 32 et 127) 
 

Lamartine

Lamartine nous parle de Chateaubriand. « Je me souviens qu’un jour, sous un tronc d’arbre, dans les montagnes du Bugey, je dis à Montchalain, à Virieu, au moment où j’étais le plus fanatique d’Atala et de René : c’est beau, mais ce n’est pas le vrai beau, c’est trop apprêté ; Chateaubriand est un comédien, il n’a que la sincérité de la phrase ». 
(Charles Alexandre, Souvenirs sur Lamartine, par son secrétaire, Paris, G. Charpentier, 1884, p. 216)
 

Marc Fumaroli

Les deux nouvelles rattachées au Génie du christianisme se font pendant. Elles illustrent par la fiction, l’une à l’endroit, l’autre à l’envers, le primat accordé par Chateaubriand à la fertilité littéraire du christianisme. L’une, Atala, fait valoir les ressorts pathétiques inconnus de l’Antiquité, dont parlent les chapitres « Poétique du christianisme ». L’autre, René, élève aux dimensions de mythe cette stérilité contre-nature répandue chez les jeunes gens par la philosophie critique des Lumières et dont le chapitre « Du vague des passions » du Génie fait l’anatomie dans le langage du moraliste. […] Le récit que René, le « civilisé », fait à Chactas et au Père Souël est celui d’une aventure intérieure dont il est seul à avoir la clef. […] Le héros de la nouvelle est incapable d’une passion naturelle comme celle de Chactas, il est condamné à n’aimer que dans la transgression. Il est impuissant pour la foi naïve d’Atala comme pour la foi éclairée du Père Aubry. C’est un post-chrétien atrophié et malheureux, attiré invinciblement par les églises et les couvents, mais en vain.
(Chateaubriand, poésie et terreur, Paris, Gallimard, 2006, p. 388)