Le drame du silence
Acte II, scène 4
Blessée par la visite d’amis de Chatterton qui le croient riche mais amoureux de son hôtesse, Kitty Bell vient de faire fuir le poète par son incompréhension.
KITTY BELL (effrayée). Ah ! mon Dieu ! pourquoi s'est-il enfui de la sorte ? Les premières paroles que je lui adresse lui causent du chagrin !... mais en suis-je responsable ? aussi !... Pourquoi est-il venu ici ?... je n'y comprends plus rien ! je veux le savoir !... Toute ma famille est troublée pour lui et par lui ! Que leur ai-je fait à tous ? Pourquoi l'avez-vous amené ici et non ailleurs, vous ? – Je n'aurais jamais dû me montrer, et je voudrais ne les avoir jamais vus.
LE QUAKER (avec impatience et chagrin). Mais c'était à moi seul qu'il fallait dire cela. Je ne m'offense ni ne me désole, moi. Mais à lui, quelle faute ?
KITTY BELL. Mais, mon ami, les avez-vous entendus, ces jeunes gens ? – O mon Dieu ! comment se fait- il qu'ils aient la puissance de troubler ainsi une vie que le Sauveur même eût bénie ? – Dites, vous qui êtes un homme, vous qui n'êtes point de ces méchants désœuvrés, vous qui êtes grave et bon, vous qui pensez qu'il y a une âme et un Dieu ; dites, mon ami, comment donc doit vivre une femme ? Où donc faut-il se cacher ? Je me taisais, je baissais les yeux, j'avais étendu sur moi la solitude comme un voile, et ils l'ont déchiré. Je me croyais ignorée, et j'étais connue comme une de leurs femmes ; respectée, et j'étais l'objet d'un pari. À quoi donc m'ont servi mes deux enfants, toujours à mes côtés comme des anges gardiens ? À quoi m'a servi la gravité de ma retraite ? Quelle femme sera honorée, grand Dieu ! si je n'ai pu l'être, et s'il suffit aux jeunes gens de la voir passer dans la rue, pour s'emparer de son nom, et s'en jouer comme d'une balle qu'ils se jettent l'un à l'autre. (La voix lui manque. Elle pleure.) Oh ! mon ami, mon ami ! obtenez qu'ils ne reviennent jamais dans ma maison.
LE QUAKER. Qui donc ?
KITTY BELL. Mais eux... eux tous... tout le monde.
LE QUAKER Comment ?
KITTY BELL Et lui aussi oui, lui. (Elle fond en larmes.)
LE QUAKER. Mais tu veux donc le tuer ? Après tout, qu'a-t-il fait ?
KITTY (avec agitation). Oh ! mon Dieu ! moi, le tuer ! – moi qui voudrais Oh ! Seigneur ! mon Dieu ! Vous que je prie sans cesse, vous savez si j'ai voulu le tuer ? mais je vous parle et je ne sais si vous
m'entendez. Je vous ouvre mon cœur et vous ne me dites pas que vous y lisez. – Et si votre regard y a lu, comment savoir si vous n'êtes pas mécontent ? Ah ! mon ami... J'ai là quelque chose que je voudrais dire.... Ah ! si mon père vivait encore ! (Elle prend la main du Quaker.) Oui, il y a des moments où je voudrais être catholique, à cause de leur confession. Enfin ! Ce n'est autre chose que la confidence ; mais la confidence divinisée.... j'en aurais besoin !
LE QUAKER. Ma fille, si ta conscience et la contemplation ne te soutiennent pas assez, que ne viens-tu donc à moi ?
KITTY BELL. Eh bien ! expliquez-moi le trouble où me jette ce jeune homme ! Les pleurs que m'arrache, malgré moi, sa vue, oui ! sa seule vue !
LE QUAKER. Oh ! femme ! faible femme ! au nom de Dieu, cache tes larmes, car le voilà. »
Alfred de Vigny, Chatterton, 1835.
> Texte intégral : Paris, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839