À propos de Vatel, un célèbre cuisinier du roi Louis XIV
Paris le 24 et 26 avril 1671
À Paris, ce vendredi 24e avril 1671.
J’avais dessein de vous conter que le Roi arriva hier au soir à Chantilly ; il courut un cerf au clair de lune ; les lanternes firent des merveilles, le feu d’artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie mais enfin, le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu’il a fait aujourd’hui nous faisait espérer une suite digne d’un si agréable commencement. Mais voici ce que j’apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande. C’est qu’enfin Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Fouquet, qui l’était présentement de M. le Prince, cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d’un État ; cet homme donc que je connaissais, voyant que ce matin à huit heures la marée n’était pas arrivée, n’a pu soutenir l’affront dont il a cru qu’il allait être accablé, et, en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n’en sais pas davantage présentement. Je pense que vous trouvez que c’est assez. Je ne doute pas que la confusion n’ait été grande ; c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus.
A Paris, ce dimanche 26e avril 1671,
chez M. de La Rochefoucauld.
Il est dimanche 26 avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ce n’est pas une lettre, c’est une relation que Moreuil vient de me faire, à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé ; voici l’affaire en détail.
Le Roi arriva le jeudi au soir ; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa ; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’était point attendu ; cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : ‘Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas.’ Il dit à Gourville : ‘La tête me tourne ; il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres.’ Gourville le soulagea en ce qu’il put. Ce rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l’esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit : ‘Vatel, tout va bien, rien n'était si beau que le souper du roi. » Il répondit « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit M. le Prince, ne vous fâchez point, tout va bien.’ La nuit vient ; le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi ; il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée ; il lui demanda : ‘Est-ce là tout ? - Oui, monsieur.’ Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne viennent point. Sa tête s’échauffait, il crut qu’il n’aurait point d’autre marée ; il trouva Gourville ; il lui dit : ‘Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci.’ Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels. Il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre ; on heurte, on enfonce la porte ; on le trouve noyé dans son sang ; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura : c’était sur Vatel que roulait tout son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au Roi fort tristement. On dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière ; on le loua fort, on loua et blâma son courage. Le roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu’il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout le reste ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi ; mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel ; elle le fut : on dîna très bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua ; on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté. Hier, qui était samedi, on fit encore de même ; et le soir, le Roi alla à Liancourt, où il avait commandé un médianoche, il y doit demeurer aujourd’hui.
Voilà ce que m’a dit Moreuil pour vous mander. Je jette mon bonnet par-dessus le moulin, et je ne sais rien du reste. M. d’Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute ; mais comme son écriture n’est pas si lisible que la mienne, j’écris toujours et voilà bien des détails, mais parce que je les aimerais en pareille occasion, je vous les mande.
Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
> Texte intégral : Paris, L. Hachette, 1862