Jugements et critiques

 

Béatrice Le Gall

« L’affrontement avec le Romantisme aura aidé Senancour à préciser les frontières déjà pressenties lors d’Oberman, de l’imagination qu’il admet et de la fantaisie qu’il rejette. Quand, envers et contre tous, il s’écarte de plus en plus du Romantisme, c’est justement qu’il lui reproche de n’avoir pas su marquer ces limites qui séparent la "maîtresse d’erreur et de fausseté" de la "science du vrai". On rétorquera à Senancour que le Romantisme véritable, au contraire, a découvert la force de révélation de l’imagination. Aussi Senancour s’insurge-t-il contre les seuls excès et préconise-t-il un Romantisme éternel, littérature de l’avenir, doué de la cristalline pureté du Classicisme. On ne dira jamais trop de quelle importance aura été pour Senancour cette distinction entre deux imaginations, distinction qui lui permit de sortir de l’impasse et surtout d’aboutir à une conception de l’imaginaire extrêmement intéressante, curieusement annonciatrice de Poe et de Baudelaire, proche parente des théories de Coleridge ou de Wordsworth. »
(L’imaginaire chez Senancour, tome I, Paris, José Corti, 1966, p. 607-608)
 

Marcel Raymond

« Une intelligence prise dans le réseau des propositions conditionnelles ou hypothétiques, une sensibilité universelle qui ne veut plus guère percevoir dans les lointains que des signes ou des indices, une âme incapable de s’engager ou de se dégager, voilà la dernière image qu’il [Senancour] nous laisse. »
(Senancour : sensations et révélations, Paris, José Corti, 1965, p. 239)
 

Fabienne Bercegol

« Le choix qu’a fait Senancour d’écrire en philosophe et en moraliste plus soucieux d’exigence intellectuelle, plus avide de vérité et d’efficacité que de divertissement romanesque et de virtuosité stylistique, explique qu’Oberman soit si redevable de ses premiers écrits théoriques dans lesquels il expose ses vues sur la genèse du monde et de l’humanité, et que, par la suite, ces lettres puissent à leur tour alimenter le projet de réforme morale et sociale que développe le traité De l’amour (1806). Des premières brochures, Les Premiers Âges (1792) et Sur les générations actuelles (1793), se dégage, en effet, un certain nombre de préoccupations obsédantes qui assombrissent durablement la pensée de Senancour. Reprenant tous deux les thèmes des "absurdités" et des "incertitudes" humaines, leurs sous-titres suffisent à illustrer l’incapacité de Senancour à élaborer une philosophie constructive et, partant, son refus de l’optimisme encyclopédique comme de la sécurité offerte par les dogmes de la religion. […] Il reste de ces années qui ont vu Senancour reprendre, pour la détruire, la philosophie progressiste des Lumières une extrême sensibilité à tout ce qui illustre l’altération de la nature humaine et, surtout, la découverte déterminante de l’aberration de sa condition d’être mortel, lié à un monde qui l’ignore et qui le contrarie dans toutes ses attentes. Dans cette conviction acquise très tôt que l’homme est de trop, qu’il est étranger dans une nature qu’il ne comprend pas, ne maîtrise pas, et qui l’entraîne donc en toute absurdité à sa perte, vu qu’il ne lui est plus possible de croire en un au-delà, est la racine de son mal-être. Toujours Senancour l’analysera en termes de "discordance" entre, d’une part, un univers mû par une implacable nécessité, indifférent à l’homme et impénétrable à son intelligence, et, d’autre part, une condition humaine frappée d’incohérence par sa précarité et par la déception de toutes ses aspirations. »
(Oberman, présentation et dossier par Fabienne Bercegol, Paris, Flammarion, 2003, p. 11-12)