À propos de l’œuvreLaetitia Hanin
Lors de sa parution, le roman obtient un succès immédiat, s’attirant les éloges de Delacroix et de Sainte-Beuve, comme de la majorité des lecteurs : les éditeurs en redemandent. Mais les contemporains passent à côté de l’intention politique du roman. Très vite, Sand devient « la bonne dame de Nohant », c’est-à-dire l’auteur de romans campagnards naïfs et édifiants. À la fin du siècle, Émile Zola, soucieux d’évincer définitivement une rivale en littérature, fixera cette image pour la postérité et les Histoires littéraires.
Les deux premiers chapitres du roman, qui constituent un véritable art poétique, ne sont probablement pas étrangers à cette lecture. Sand y pourfend ce qu’elle appelle les « histoires terribles » de ses confrères en romans (roman-feuilleton, roman réaliste) et définit à rebours sa propre poétique selon une intention de consolation. « Nous croyons que la mission de l’art est une mission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs », déclare « L’auteur au lecteur ». Pourtant, La Mare au Diable est bien une œuvre engagée.
Quand elle commence ce récit, en octobre 1845, Sand vient d’achever Le Péché de Monsieur Antoine (1845), qui clôt une série de « romans socialistes » ouverte, dix ans plus tôt, avec Simon (1836). La Mare au Diable inaugure une nouvelle manière. Elle partage, avec les romans précédents, un cadre campagnard et une leçon sociale, mais écarte les figures étrangères au monde paysan. Sand renoue ainsi avec le « roman de mœurs rustiques » (Notice de 1851), mais aussi avec le conte, auquel elle emprunte une intrigue et un système de valeurs.
Une oeuvre engagée
Il s’agit pour Sand de donner une visibilité et une voix à une classe sociale qui, au milieu du XIXe siècle, est majoritaire du point de vue quantitatif mais minoritaire du point de vue des droits. Dans cette perspective, le choix du cadre narratif n’est pas anodin : le texte se présente comme la transcription d’une parole paysanne recueillie par l’auteur. Sand fait d’ailleurs remarquer la portée idéologique de ce cadre narratif et de la thématique champêtre :
Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant, je savais leur histoire, car ils avaient une histoire, tout le monde a la sienne, et chacun pourrait intéresser au roman de sa propre vie, s’il l’avait compris... Quoique paysan et simple laboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait racontés naïvement, clairement, et je l’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue. […] Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l’oisif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par une singularité ou une absurdité quelconque, il fait un peu de bruit dans le monde?...
Plaider la cause du paysan suppose aussi de « faire aimer les objets de sa sollicitude » (chapitre I). Sand s’y attelle de deux façons au moins. D’une part, en partageant une conviction qui est aussi un message d’espoir : sa « confiance en l’éducabilité de l’homme » (chapitre II). Le deuxième chapitre du roman élabore ainsi une véritable argumentation pour prouver que le paysan possède, à sa façon, le sentiment de la beauté du monde, de la poésie de la nature. Deux faits sont rappelés : l’existence de poètes populaires, c’est-à-dire issus du peuple, et l’amour des paysans pour leur endroit. D’autre part, la réhabilitation du paysan est servie par une idéalisation morale de cette figure, selon une association entre nature et vertu héritée de Jean-Jacques Rousseau.
Pour mettre en forme cette démonstration, le roman emprunte certains codes au conte : l’intrigue et le système de valeurs manichéen.
L'intrigue
L’intrigue est celle d’un conte merveilleux, le merveilleux en moins : un voyage, des dangers, un mariage.
Un laboureur, veuf et père de trois enfants, et une jeune bergère sont pressés, par un de leurs parents, de quitter leur village, l’un pour chercher femme, l’autre pour chercher un emploi. Germain approche de la trentaine, la petite Marie n’a pas vingt ans. On décide de voyager ensemble, les destinations de chacun étant voisines. En cours de route, des obstacles se présentent : les voyageurs sont retardés par un des enfants de Germain, qui insiste pour les accompagner, puis s’égarent dans un bois où ils sont finalement forcés de passer la nuit. Tout cela met en lumière les talents presque féeriques de la petite Marie. Bonne mère pour Petit-Pierre, débrouillarde et avisée pour improviser repas et coucher, généreuse et attentionnée, assez pieuse pour penser à faire sa prière dans cette situation incongrue : il y a là suffisamment de raisons pour Germain de tomber amoureux, malgré la différence de leurs âges et de leurs situations. Ces obstacles, d’ailleurs, ne sont là que pour forcer le laboureur à formuler en lui-même ce raisonnement, donc à examiner et interroger son sentiment. La déception qui attend les héros à la ville finalise l’éveil du laboureur à un état de conscience supérieur : Germain s’y découvre une répugnance invincible pour sa coquette prétendue, oisive et superficielle. De son côté, la petite Marie découvre en son maître un libertin. Les héros s’enfuient, poursuivis par ce bourgeois « endiablé ». C’est au tour du laboureur de prouver à sa compagne sa force et son dévouement. Éveillés à leurs sentiments et désormais capables de les exprimer, les héros se déclarent l’un à l’autre.
La représentation de la figure paysanne
On soulignera aussi la maîtrise de cette représentation du monde paysan : la particularisation du langage, de la psychologie, de la vie quotidienne des personnages. Sand connaît bien le milieu paysan, ayant passé une partie de son enfance à Nohant, où elle élit résidence presque permanente à partir de 1848. Ce réalisme rustique est une condition nécessaire pour l’approche politique qui est la sienne : il s’agit d’être pris au sérieux. L’« Appendice » qui décrit les noces campagnardes de Marie et Germain doit être compris dans le même sens. Il n’atteste pas seulement une curiosité pour les coutumes paysannes (curiosité qui se développe considérablement depuis le romantisme) ; il vise aussi à faire exister le monde paysan, à lui donner une visibilité.