Le maître

Chapitre XIII

 

Germain est arrivé à Fourche, où réside la riche prétendue que son beau-père l’encourage à épouser. Dépité de la voir entourée de rivaux et dégoûté de ses airs de coquette, il renonce à se déclarer et justifie sa présence par la nécessité d’acheter du bétail. Léonard, le père de la prétendue, propose alors à Germain de l’emmener voir ses bœufs.
 
– Je ne veux pas que vous vous dérangiez, reprit Germain, vous avez peut-être affaire ici ; moi, je m’ennuie un peu de voir danser et de ne rien faire. Je vais voir vos bêtes, et je vous trouverai tantôt chez vous.
Là-dessus Germain s’esquiva et se dirigea vers les prés, où Léonard lui avait, en effet, montré de loin une partie de son bétail. Il était vrai que le père Maurice en avait à acheter, et Germain pensa que s’il lui ramenait une belle paire de bœufs d’un prix modéré, il se ferait mieux pardonner d’avoir manqué volontairement le but de son voyage.
Il marcha vite et se trouva bientôt à peu de distance des Ormeaux. Il éprouva alors le besoin d’aller embrasser son fils, et même de revoir la petite Marie, quoiqu’il eût perdu l’espoir et chassé la pensée de lui devoir son bonheur. Tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, cette femme coquette et vaine, ce père à la fois rusé et borné, qui encourageait sa fille dans des habitudes d’orgueil et de déloyauté, ce luxe des villes, qui lui paraissait une infraction à la dignité des mœurs de la campagne, ce temps perdu à des paroles oiseuses et niaises, cet intérieur si différent du sien, et surtout ce malaise profond que l’homme des champs éprouve lorsqu’il sort de ses habitudes laborieuses, tout ce qu’il avait subi d’ennui et de confusion depuis quelques heures donnait à Germain l’envie de se retrouver avec son enfant et sa petite voisine. N’eût-il pas été amoureux de cette dernière, il l’aurait encore cherchée pour se distraire et remettre ses esprits dans leur assiette accoutumée.

George Sand, La Mare au Diable.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Hachette, 1860