Sous les grands chênes

Chapitre VIII

 

– Le fait est qu’on n’est pas mal ici, dit Germain en s’asseyant tout auprès d’elle. Il n’y a que la faim qui me tourmente un peu. Il est bien neuf heures du soir, et j’ai eu tant de peine à marcher dans ces mauvais chemins, que je me sens tout affaibli. Est-ce que tu n’as pas faim, aussi, toi, Marie ?
– Moi ? Pas du tout. Je ne suis pas habituée, comme vous, à faire quatre repas, et j’ai été tant de fois me coucher sans souper, qu’une fois de plus ne m’étonne guère.
– Eh bien, c’est commode une femme comme toi ; ça ne fait pas de dépense, dit Germain en souriant.
– Je ne suis pas une femme, dit naïvement Marie, sans s’apercevoir de la tournure que prenaient les idées du laboureur. Est-ce que vous rêvez ?
– Oui, je crois que je rêve, répondit Germain ; c’est la faim qui me fait divaguer peut-être !
– Que vous êtes donc gourmand ! reprit-elle en s’égayant un peu à son tour ; eh bien ! si vous ne pouvez pas vivre cinq ou six heures sans manger, est-ce que vous n’avez pas là du gibier dans votre sac et du feu pour le faire cuire ?
– Diantre ! c’est une bonne idée ! mais le présent à mon futur beau-père ?
– Vous avez six perdrix et un lièvre ! Je pense qu’il ne vous faut pas tout cela pour vous rassasier ?
– Mais faire cuire cela ici, sans broche et sans landiers, ça deviendra du charbon !
– Non pas, dit la petite Marie ; je me charge de vous le faire cuire sous la cendre sans goût de fumée. Est-ce que vous n’avez jamais attrapé d’alouettes dans les champs, et que vous ne les avez pas fait cuire entre deux pierres ? Ah ! c’est vrai ! j’oublie que vous n’avez pas été pastour ! Voyons, plumez cette perdrix ! Pas si fort ! vous lui arrachez la peau.
– Tu pourrais bien plumer l’autre pour me montrer !
– Vous voulez donc en manger deux ? Quel ogre ! Allons, les voilà plumées, je vais les cuire.
– Tu ferais une parfaite cantinière, petite Marie ; mais, par malheur, tu n’as pas de cantine, et je serai réduit à boire l’eau de cette mare.
– Vous voudriez du vin, pas vrai ? Il vous faudrait peut-être du café ? Vous vous croyez à la foire sous la ramée ! Appelez l’aubergiste : de la liqueur au fin laboureur de Belair !
– Ah ! petite méchante, vous vous moquez de moi ? Vous ne boiriez pas du vin, vous, si vous en aviez?
– Moi ? J’en ai bu ce soir avec vous chez la Rebec, pour la seconde fois de ma vie ; mais si vous êtes bien sage, je vais vous en donner une bouteille quasi pleine, et du bon encore !
– Comment, Marie, tu es donc sorcière, décidément ?
– Est-ce que vous n’avez pas fait la folie de demander deux bouteilles de vin à la Rebec ? Vous en avez bu une avec votre petit, et j’ai à peine avalé trois gouttes de celle que vous aviez mise devant moi. Cependant vous les avez payées toutes les deux sans y regarder.
– Eh bien ?
– Eh bien, j’ai mis dans mon panier celle qui n’avait pas été bue, parce que j’ai pensé que vous ou votre petit auriez soif en route ; et la voilà.
– Tu es la fille la plus avisée que j’aie jamais rencontrée. Voyez ! elle pleurait pourtant, cette pauvre enfant en sortant de l’auberge ! ça ne l’a pas empêchée de penser aux autres plus qu’à elle-même. Petite Marie, l’homme qui t’épousera ne sera pas sot.
– Je l’espère, car je n’aimerais pas un sot. Allons, mangez vos perdrix, elles sont cuites à point ; et faute de pain, vous vous contenterez de châtaignes.

George Sand, La Mare au Diable.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Hachette, 1860