À propos de l’auteurRémi Mathis
Écrire la biographie de Pascal et, plus encore, parler des relations qu’il a entretenues avec le monde de son temps peut sembler un exercice laborieux. L’homme n’a pas fait carrière, n’a jamais acheté de charge et ne s’est jamais marié. Il peut sembler à première vue que tout son intérêt réside dans son œuvre, scientifique, littéraire, religieuse et polémique et non dans une vie, qui lui a été entièrement vouée. D’autant que la stature intellectuelle de Pascal a été immédiatement reconnue par ses proches – une légende dorée a donc très tôt été diffusée par sa famille, tenant lieu de biographie officielle. Un certain nombre de documents du temps permettent toutefois de faire la part des choses : les recherches de Jean Mesnard, notamment, ont fait apparaître un Pascal plus complexe que ce que l’on pouvait imaginer et dans l’itinéraire duquel, comme il est d’ordinaire sous l’Ancien Régime, les relations sociales jouent finalement un grand rôle.
La biographie de Blaise Pascal est indissociable de celle, plus large, de sa famille proche. Son père, Étienne, a perdu sa femme en 1626, après en avoir eu trois enfants – Blaise est né le 19 juin 1623. Au début de la décennie 1630, Étienne coupe définitivement les liens avec son ancienne vie auvergnate : il s’installe à Paris en 1631, vend sa maison clermontoise en 1633, puis sa charge de président de la cour des Aides de Montferrand en 1634. Il s’adonne aux mathématiques au sein de l’académie qui se rassemble autour du P. Mersenne
Le jeune Blaise grandit paisiblement avec ses deux sœurs, son aînée Gilberte, née en 1620, et sa cadette Jacqueline, née en 1625. Leur père est à la fois un homme chaleureux, prenant soin de leur éducation, et un personnage autoritaire qui influe grandement sur leurs choix jusqu’à son décès. L’année 1638 vient mettre à mal cette vie bien réglée. Étienne Pascal est jusqu’alors rentier : il a placé sa fortune dans des rentes sur l’Hôtel de Ville, censées lui assurer un revenu honnête et stable de 3 750 livres par an. Hélas, le pouvoir royal connaît des difficultés financières : la France s’étant depuis 1635 engagée ouvertement dans la guerre de Trente Ans, il lui est difficile de s’acquitter des dépenses militaires tout en continuant à servir de manière régulière les rentes promises. Un certain nombre de personnes, parmi lesquelles Étienne Pascal, lésées par le non-respect unilatéral du contrat qu’est une rente, se réunissent et constituent un danger suffisant pour que Richelieu mate le désordre et demande que l’on embastille les meneurs. Étienne doit fuir en Auvergne.
L’entourage des Pascal joue un grand rôle dans son retour à Paris. La famille avait pu nouer des liens avec des gens de robe qui fréquentaient la paroisse Saint-Merri, où elle s’était installée en 1635 : parmi eux, la famille Barrillon. Jean-Jacques, président au Parlement, est célèbre pour son opposition à Richelieu.
Son frère Antoine Barrillon de Morangis, maître des requêtes, est un dévot, lié à l’abbé de Saint-Cyran, mais aussi au duc de Roannez. Son épouse, Mme de Morangis, prend Jacqueline Pascal sous sa protection et la présente à la Cour en 1638. L’enfant, par sa grâce, son esprit et ses vers, fait la joie de la reine et de quelques hauts personnages. La duchesse d’Aiguillon lui demande même de jouer dans une pièce de Georges de Scudéry, L’Amour tyrannique, qui doit être représentée devant son oncle Richelieu, principal ministre : Jacqueline obtient le rappel de son père et Blaise est lui-même présenté au cardinal. Sorti de sa clandestinité, Étienne Pascal est chargé à l’automne 1639 de la levée des tailles et de la subsistance en Normandie – c’est-à-dire de faire lever des impôts selon des modalités nouvelles. Blaise et ses sœurs rejoignent leur père à Rouen. On y retrouve aussi un cousin de la famille, Florin Périer, homme de robe qui vient seconder Étienne, et épouse finalement Gilberte en 1641.
De santé fragile, Blaise demeure au sein de sa famille. Il ne fréquente pas l’université, ne va pas au collège : son éducation est l’œuvre de son père et des personnes qu’il fréquente. Sa formation est donc très différente de celle des autres esprits du temps. Les sciences, en particulier les mathématiques, en forment la majeure partie tandis que les langues anciennes ne sont qu’un outil d’accès à d’autres savoirs. Blaise Pascal fréquente les amis savants de son père, en particulier au sein de l’académie du père Mersenne : Girard Desargues, Gilles de Roberval.
Aussi son premier réseau social repose-t-il sur celui de son père. Et c’est pour aider ce dernier qu’il crée un objet qui le rend immédiatement célèbre : la machine à calculer connue sous le nom de Pascaline. Destinée à simplifier les calculs, elle permet d’effectuer de manière automatique additions et soustractions, voire, par répétition, multiplications et divisions. Certains des modèles fabriqués utiliseront plusieurs bases afin de servir directement au calcul monétaire en livres, sous et deniers, ou au calcul d’arpentage en toises, pieds, pouces et lignes. La machine est présentée à Paris chez le mathématicien Roberval et fait l’objet des convoitises des plus grands : Marie-Louise de Gonzague, devenue reine de Pologne, en achète deux, la reine Christine de Suède – passionnée de sciences – en acquiert également une, et Christian Huygens se fait expédier une machine aux Pays-Bas.
Blaise Pascal rentre à Paris à l’été 1647. Il continue à fréquenter les amis de son père et le monde des sciences, où il apparaît même déjà comme un interlocuteur de premier ordre : Descartes lui rend visite à deux reprises en septembre 1647, et le jeune savant entretient des rapports suivis avec des noms aussi illustres que Roberval, Mersenne, Le Pailleur, d’Alibray… Il participe à des polémiques scientifiques, sur l’existence du vide notamment, qui affirment sa place au sein de ce milieu.
Vers 1646, il approfondit également sa foi et commence à s’intéresser de près à des questions d’ordre théologique. Devenu un véritable maître spirituel pour sa famille, il appuie la décision de sa sœur Jacqueline de devenir religieuse à Port-Royal et se rapproche des jansénistes. Il intègre ainsi un autre milieu où il acquiert peu à peu une grande importance intellectuelle.
La Fronde constitue une rupture pour la famille Pascal : elle s’installe rue de Touraine, dans le Marais, en août 1648, alors que toutes les intendances ont été révoquées. Blaise n’a aucun moyen de subsistance et compte uniquement sur son père et les biens familiaux. Aussi, bien qu’il ait finalement obtenu un privilège d’exploitation pour sa Pascaline le 22 mai 1649 et qu’elle lui ouvre les portes des salons aristocratiques comme celui de la duchesse d’Aiguillon, quand Étienne meurt le 24 septembre 1651, il se trouve plus isolé.
Le partage des biens de son père lui donne néanmoins une certaine autonomie, qui lui permet de fréquenter le monde. Étienne laisse 90 000 livres d’effets, plus des terres, soit environ 120 000 livres de biens. Somme suffisante pour s’installer, si bien que Blaise pense alors même, si l’on en croit sa nièce Marguerite, à acheter une charge et à se marier. Ce n’est pourtant pas la richesse : il lui faut quitter la grande maison de la rue de Touraine pour se loger plus à l’étroit rue Beaubourg. Pour pallier le manque de revenus, Jacqueline lui fait don d’une partie de son héritage contre le versement de rentes. Accord qui peut sembler favorable à la jeune fille, mais une clause indique en réalité que le versement cessera le jour où elle prendra l’habit de religieuse, et que Blaise disposera alors de l’usufruit des biens qu’elle laissera.
Car Jacqueline avait toujours ménagé son père à ce propos, mais, quelques mois à peine après son décès, elle entre à Port-Royal le 4 janvier 1652. Cette retraite temporaire – ou du moins le fait-elle croire à son frère – donne bientôt lieu à des vœux : le 5 juin, elle fait profession sous le nom de Jacqueline de Sainte-Euphémie. Or, Jacqueline change d’avis quant au partage des biens : elle désire en faire don à Port-Royal – ce qui n’arrange ni Blaise, qui en perdrait l’usufruit, ni Gilberte, car le donataire serait en droit de remettre en cause tout le processus de partage. Un accord est finalement trouvé : Blaise cède 1 500 livres de rente sur l’Hôtel de Ville et lui constitue une rente de 250 livres, moyennant 5 000 livres de principal.
Gilberte, elle, vit à Clermont avec son époux. Son fils Étienne rentre aux Petites Écoles de Port-Royal à la fin de l’année 1651 : là encore, l’influence d’Étienne, le père, a disparu pour laisser place à celle de Jacqueline, de Blaise et de familles amies, telles que les Arnauld. Blaise passe une partie de son temps chez sa sœur : il est en Auvergne d’octobre 1652 à mai 1653.
Durant cette période mondaine, Blaise fait des rencontres et se rapproche d’autres milieux – au sein desquels une figure domine, celle d’Artus Gouffier, duc de Roannez. Ce dernier était un voisin des Pascal rue Brisemiche et donc un paroissien de Saint-Merri… tout comme la famille Arnauld et bon nombre de ceux que l’on présente comme « jansénistes ». Les familles Pascal et Gouffier se sont ainsi fréquentées vers 1635, par l’intermédiaire de leurs amis communs d’Aiguillon ou de Morangis. Gouverneur du Poitou depuis 1651, le duc de Roannez est un très grand seigneur, dont la carrière de courtisan culmine lors du sacre de Louis XIV en 1654. On a pu avancer l’hypothèse d’une attirance personnelle entre Pascal et Mlle de Roannez, la jeune sœur du duc, sans que cela repose sur autre chose que des présupposés psychologiques. Il est assuré en revanche que la jeune fille partage la spiritualité augustinienne de Pascal et ses sympathies pour Port-Royal, où elle faillit devenir religieuse. Aussi, tandis que cette dernière se trouve en Poitou avec son frère, Blaise écrit-il plusieurs lettres à Charlotte Gouffier où il développe des thèmes religieux qui se trouveront dans les Pensées, et devient quelque temps pour elle un véritable directeur spirituel. Il est vrai que les relations avec le duc de Roannez sont devenues plus étroites à partir de 1653 : Blaise fréquente l’hôtel de Roannez où il rencontre régulièrement des beaux esprits amis du duc, comme le chevalier de Méré et Damien Mitton. Une constante demeure toutefois dans les relations que noue alors Blaise Pascal hors de son premier cercle : elles sont liées à son très grand intérêt pour les sciences et techniques, et plus généralement les travaux intellectuels. Ainsi de son commerce avec la duchesse d’Aiguillon ou la reine Christine, qui peuvent servir ses œuvres.
À la fin de 1654, Blaise quitte la rue Beaubourg pour s’installer rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, près du palais du Luxembourg. Il s’agirait pour lui de changer ses habitudes, après avoir ressenti une « aversion extrême » pour les « amusements du monde ». Il va souvent voir sa sœur Jacqueline à Port-Royal et c’est alors (23 novembre) qu’il vit une expérience mystique, dont le Mémorial est le témoin, après laquelle il s’installe quelques semaines au château de Vaumurier, chez le duc de Luynes, fréquente les solitaires de Port-Royal et se place sous la conduite du janséniste Louis-Isaac Lemaistre de Sacy. À son retour chez lui en février 1655, il a renoncé aux charges et au mariage. Il poursuit néanmoins certaines de ses recherches scientifiques, parfois publiées sous pseudonyme. Ses fréquentations changent : il quitte le monde savant et ne conserve des relations mondaines que dans la mesure où il peut les amener à se convertir.
Pour autant, il n’abandonne pas la vie dans le monde et continue à gérer ses biens car, comme il le dit lui-même : « J’aime la pauvreté parce qu’il [Jésus-Christ] l’a aimée. J’aime les biens, parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. » Il achète une boutique dans la Halle au blé afin de la louer, mais surtout, au mois d’avril, Pascal suit son ami le duc de Roannez dans son entreprise d’assèchement des marais du Poitou. L’affaire n’est pas vraiment d’importance pour Pascal qui n’y investit que quelques centaines de livres. Il s’agit plutôt de faire montre de son amitié et de contribuer à l’amélioration de la vie de la population locale, dans une approche dévote des choses. Blaise demeure lié au duc de Roannez mais dans une relation de plus en plus tournée vers Dieu : il dirige le duc vers le janséniste Antoine Singlin et le voit avec plaisir renoncer à un mariage avec sa cousine, puis abandonner petit à petit la vie mondaine.
En même temps que ses fréquentations évoluent aussi ses activités, qu’elles soient littéraires ou mondaines. Devenu très proche de Port-Royal, Blaise rédige une Introduction à la géométrie et une méthode de lecture à destination des enfants des Petites Écoles de Port-Royal. Un de ses chefs-d’œuvre est directement le fruit d’une réponse aux besoins de ses amis : quand Antoine Arnauld est exclu de la Sorbonne, Pascal saisit sa plume pour prendre le monde à témoin de ce qu’il considère comme une injustice et publie une suite de lettres apologétiques pleines d’esprit. Ce sont les Provinciales.
En dehors de Port-Royal et de ses quelques amis intimes, les relations familiales restent très importantes pour Pascal, surtout d’un point de vue financier : son beau-frère Florin Périer gère de plus en plus ses biens, notamment ceux qui se trouvent en Auvergne et dont il a l’usufruit.
En mai 1660, Pascal s’installe chez sa sœur et son beau-frère, au château de Bien-Assis, près de Clermont : sa santé s’est considérablement dégradée, si bien que, s’il fréquente moins encore le monde, c’est autant par incapacité que par volonté. Il refuse alors de rencontrer le savant Pierre de Fermat, qui proposait un rendez-vous quelque part entre Toulouse et Clermont. En revanche, les Pascal-Périer recréent à Clermont une petite société sensible à la spiritualité janséniste : on voit passer à Bien-Assis des hommes, souvent issus du milieu de la robe, qui viennent y discuter et réinstaurer une sociabilité mondaine tournée vers la religion. Reproduisant à l’échelle de cette ville ce qui se joue dans la France entière, les jésuites de Clermont dénoncent les « conventicules ordinaires » qui se passent à Bien-assis et conjecturent « quelque mystère d’iniquité ».
Les dernières années de la vie de Pascal sont encore marquées par l’amitié du duc de Roannez, qui l’accompagne jusqu’à la mort. Ce dernier présente à Blaise deux de ses amis poitevins, Philippe Goibaud Du Bois et Nicolas Filleau de La Chaise. Avec Arnauld, Nicole, Gilles Filleau des Billettes (frère cadet de Filleau de La Chaise), Méré, Mitton, ils forment ce qu’on a appelé les « pascalins », qui se reconnaissent admirateurs de la pensée d’un Pascal que les forces commencent à quitter et qui est de plus en plus malade. Il semble cependant que ce petit monde ait encore eu une activité mondaine en la fréquentation de certains salons précieux, comme celui de Mme de Sablé, et peut-être celui de Mme Du Plessis-Guénégaud, lieux où l’on aime tout autant le bel esprit qu’on a de sympathie pour Port-Royal.
Avec le duc de Roannez, Pascal mène encore à bien un dernier projet, connu sous le nom de « carrosses à cinq sols ».
Pascal mourut le 19 août 1662. D’abord sous l’influence de son père et passionné de mathématiques et de physique, puis tout entier tourné vers Dieu, il ne se maria ni n’acquit jamais de charge, ne laissant pas de descendants. Son héritage est intellectuel et témoigne de son influence sur les trois mondes qu’il fréquenta : celui des beaux esprits, celui des savants et celui de Port-Royal.