À propos de l’œuvreRoger Musnik
Les Contes d’Espagne et d’Italie paraissent en décembre 1829, même si la date de 1830 s’inscrit sur la page de titre. Alfred de Musset a alors dix-neuf ans, et fait partie du Cénacle, le cercle des écrivains romantiques regroupés autour de Victor Hugo. Raison pour laquelle peut-être ce recueil poétique donne l’impression d’être une sorte de catalogue des thèmes et procédés de cette école littéraire. D’abord par la variété des textes et le mélange des genres : diversité des vers (alexandrins, octosyllabes, etc.), dialogue rimé (Don Paez), petite pièce théâtrale dramatique et ironique (Les Marrons du feu), chansons (Barcelone, Madrid, Venise), stance, sonnet, poème narratif (Mardoche), ballade déstructurée (Ballade à la Lune). L’auteur joue sur le rythme, suivant en cela les exhortations hugoliennes, mais va bien au-delà : il disloque le vers, enjambe les strophes, utilise une syntaxe parfois désinvolte (exclamations ou points de suspension à foison, ce qui horripile la critique du temps). Il travaille les rimes, crée des ellipses fulgurantes qui ridiculisent les métaphores en vogue, etc.
Ces pièces baignent également dans l’atmosphère romantique : exotisme flamboyant et couleurs éclatantes. Musset ne connaît ni l’Italie ni l’Espagne, et va donc puiser dans l’imaginaire de l’époque un certain pittoresque sur le Sud mystérieux, privilégiant désirs violents et fureurs criminelles. On y voit de farouches hidalgos commettant des meurtres passionnels (Don Paez), des intrigues vénitiennes (Portia), des assassinats entre amants (Les Marrons du feu). Tout cela dans un esprit à la fois lyrique et bouffon, l’humour désamorçant la tragédie toujours sous-jacente. Ainsi, dans Les Marrons du feu, l’abbé Désidario, après avoir assassiné Raphaël pour satisfaire sa maîtresse, qui lui tourne alors le dos, conclut désabusé : « J’ai tué mon ami, j’ai mérité le feu / J’ai taché mon pourpoint et on me congédie / C’est la moralité de cette comédie. »
Deux textes attirent particulièrement l’attention, et seront d’ailleurs amputés en 1830 de quelques strophes ; la totalité des poèmes ne sera visible qu’à la réédition de 1840. Mardoche, en une trentaine de pages, fait le portrait d’un jeune dandy libertin qui ressemble fort à l’auteur. Cet impertinent tourne en dérision la littérature et la religion (c’est ce passage qui a primitivement été supprimé), sur un thème inusable : un amant, une femme infidèle, un mari jaloux. L’autre pièce, la Ballade à la lune, est la plus célèbre, avec sa fameuse strophe « C’était dans la nuit brune / Sur le clocher jauni / La lune, / Comme un point sur un i ». Le texte est complétement déstructuré, les conventions détournées (la lune n’est plus la muse du barde mais un simple signe de ponctuation !), et dans la partie rétablie en 1840 comporte un aspect égrillard (un bourgeois ne peut satisfaire sa femme, sous le regard de la lune). La formule eut un tel retentissement que pendant longtemps Musset fut « le poète du point sur le i » (Maurice Allem). Si le persiflage et la dérision colorent fortement l’ensemble, on y trouve pourtant en filigrane tout le tragique du futur poète des Nuits : la trahison féminine, la jalousie masculine, la passion impossible et la mort.
Le sort des Contes d’Espagne et d’Italie est curieux. Ils sont rééditée en 1840, en première partie des Poésies complètes d’Alfred de Musset : Mardoche et la Ballade à la lune y sont augmentées, mais la préface en est absente. Le titre même du recueil disparaît définitivement lors de la deuxième réédition (1852) : il s’agit dès lors des Premières Poésies de Alfred de Musset.
Ce recueil déconcerte la critique du temps. Certains crient au génie, louant sa virtuosité poétique, d’autres s’offusquent de sa désinvolture et de son immoralisme. Ce sont surtout ses provocations stylistiques qui déplaisent. Ces observateurs ne peuvent décider si cet ouvrage est sérieux ou parodique. En fait Musset a conçu ce livre comme une attaque en règle contre l’école romantique (qu’il quitte peu après), se jouant de ses poncifs jusqu’à l’outrance. Le prouve cette lettre du 7 janvier 1830 à son oncle Guyot-Desherbiers, dans laquelle il affirme : « Tu verras des rimes faibles. J’ai eu un but en les faisant, et je sais à quoi m’en tenir sur leur compte. Mais il était important de se distinguer de cette école rimeuse, qui a voulu reconstruire et ne s’est adressée qu’à la forme, croyant rebâtir en replâtrant ».
Malgré une tonalité généralement négative, les articles sur cette œuvre furent nombreux, faisant de ce jeune homme un des écrivains à suivre. Et ce recueil contient en germe toute son œuvre poétique : « Que voulez-vous ? moi, j’ai donné ma vie / À ce dieu fainéant qu’on nomme fantaisie », fait-il dire à Raphaël dans Les Marrons du feu. On y trouve l’élégance mais aussi la tragédie de l’amour passion et la solitude. Il s’y affranchit des règles en vigueur, faisant un pied de nez aux écoles et aux convenances.