À propos de l'auteurRoger Musnik

 

« [Mercier] est un de ces excentriques qualifiés qui frisent le génie et qui le manquent […] il y a souvent plus d'un grain de charlatanisme sous ces airs d'homme fougueux et exalté », s’exclamait Sainte-Beuve dans les années 1860. Qui donc était cet écrivain qui reçut plus que son lot de piques et d’invectives ?
 

Le Café Procope

Louis-Sébastien Mercier est né à Paris le 6 juin 1740, d’un « maître fourbisseur » (fabricant d’épées). Après ses études, il est régent dans un collège de Bordeaux, mais la littérature l’attire. En 1765, il revient à Paris. Il y fréquente Jean-Jacques Rousseau, Diderot, se lie avec Crébillon fils et Restif de La Bretonne. On le voit souvent discourir au milieu de l’élite littéraire au café Procope. C’est l’époque où il se met en ménage avec Louise Machard dont il aura trois filles, mais qu’il n’épousera que quelques semaines avant sa mort
 
Sa carrière littéraire débute mal : poésies à la mode, discours académiques, traductions, quelques romans et nouvelles (L’Homme sauvage 1767, Les Songes philosophiques 1768, Les Contes moraux 1769) qui ne rencontrent que peu de succès. Mais paraît en 1771 une anticipation, première du genre, L’An 2440, qui connaît un certain retentissement bien qu’elle soit interdite.

Ancienne salle de la Comédie-Italienne (Hôtel de Bourgogne)

Un dramaturge fécond

Parallèlement, il se lance dans le genre le plus en vogue au XVIIIe siècle, le théâtre, s’inscrivant dans le courant initié par Diderot, le drame : Jeanneval (1761), Le Déserteur (1770), Olinde et Sophronie (1771). À la suite de démêlées avec la Comédie-Française qui refuse de jouer un de ses textes, il se fâche (« Les comédiens en province appartiennent au public, au lieu qu’à Paris le public appartient aux comédiens ») et fait imprimer les textes de ses pièces. Bien lui en prend : des troupes de théâtre s’en emparent et le succès arrive : ses drames sont finalement représentés dans les salles de boulevard à Paris, notamment à la Comédie des Italiens. D’ailleurs, le couple royal qui voit son Déserteur lui alloue une pension de 800 livres.
 
Le théâtre a été une des grandes batailles de sa vie. Dans son essai Du théâtre ou nouvel essai sur l'art dramatique (1773), il se montre un adversaire résolu du classicisme, qui ne met en scènes que des princes antiques débitant des alexandrins dans des antichambres. Lui se veut au plus près des gens de son temps, notamment des personnages de condition modeste : La Brouette du vinaigrier (1775), sa pièce la plus populaire, a pour héros un marchand de rue. Le théâtre a aussi vocation à mobiliser le peuple, à dénoncer par l’exemple la tyrannie et l’injustice. Son objectif : une pédagogie morale usant du pathétique pour sensibiliser et séduire son public. Dans ce dessein, il se sert aussi du passé, d’où nombre de drames historiques : La mort de Louis XI (1783), Jean Hennuyer évêque de Lisieux (1772), La destruction de la Ligue (1782). Toute la structure dramatique des pièces de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas père y est déjà inscrite. Mercier veut par son œuvre décrire l’ensemble du corps social. D’ailleurs, se comparant au peintre Greuze si admiré de Diderot, ne soutient-il pas : « il a mis le drame dans la peinture, et moi la peinture dans le drame » ?

La ville de Paris

Le Tableau de Paris

Il publie anonymement en 1781 Le Tableau de Paris, dont les deux tomes sont bientôt saisis par la censure. Mercier s’enfuit alors à Neuchâtel, où il prolonge son Tableau, pour arriver en 1788 à un total de 12 volumes. C’est un énorme succès, c’est la gloire. Mais pas la richesse. Il rédige également en Suisse Mon Bonnet de nuit (1784), carnet personnel d’impressions et de réflexions, constituant une sorte de biographie intellectuelle faites de fragments, suivi de Mon bonnet du matin.

Audience publique du Directoire

Un homme engagé

Journaliste, il collabora à de nombreux titres : Le Journal des dames (1775-1777), Les Annales patriotiques et littéraires de la France (1789-1791) ou La Chronique du mois (1791-1793). Élu député de Seine-et-Oise à la Convention en 1793, il vote contre la mort de Louis XVI. Emprisonné comme Girondin le 3 octobre 1793, il échappe à la guillotine pour être libéré en juillet 1794, juste après la chute de Robespierre. De nouveau député sous le Directoire (au Conseil des Cinq-Cents), il se fait remarquer par des interventions excentriques : protestation sur le transfert des cendres de Descartes au Panthéon, attaques contre le divorce ou la philosophie. Par la suite, il est nommé contrôleur général de la Loterie générale de France, institution qu’il avait vivement critiqué dans le Tableau de Paris ; toujours en verve, il répond à ses détracteurs : « Depuis quand n’est-il plus permis de vivre aux dépends de l’ennemi ? » Il est également nommé à l’Institut, dans l’enceinte duquel il va défendre passionnément Kant, et devient professeur d’histoire à l’École centrale, ce qui lui assure un revenu régulier.
 
Dans sa volonté de s’attaquer aux vieilles idoles, il lui arrive de verser dans l’excès : diatribes contre Voltaire qu’il accuse d’avoir discrédité la morale sans avoir détruit la superstition, assauts contre les peintres de la Renaissance ou les poètes du XVIIe siècle (Boileau et Racine sont traités de « pestiférés de la littérature »), réfutation des théories de Newton et de Copernic. Dans son dernier ouvrage important, Néologie ou vocabulaire des mots nouveaux (1801), qui a la volonté de renouveler le langage, il ne peut s’empêcher de dénigrer le chant du rossignol au profit du coassement de la grenouille ! Mais il reste, durant l’Empire, foncièrement républicain, d’où sa marginalisation. Il meurt le 25 avril 1814 et est enterré au Père-Lachaise.

 

Louis-Sébastien Mercier et la postérité

D’origine modeste, sans appuis littéraire, Louis-Sébastien Mercier est toujours en quête d’argent. D’où sa frénésie d’écriture. Il a écrit plus de cent ouvrages, et se surnomme lui-même « le premier livrier de France ». Rien ne lui échappe, encyclopédiste, journaliste, théoricien littéraire, romancier, moraliste, etc. Il s’adresse à la société de son temps et utilise un style vivant, imagé, réaliste, suivant au plus près les réalités quotidiennes.
 
Reconnu très tôt à l’étranger (ses pièces sont jouées dans toute l’Europe), il est ignoré, voire méprisé par la critique en France : « littérateur le plus extravagant et le plus ridicule » (Fréron, 1775), « aussi fécond que lourd et incorrect » (Baptestin de Moulières, 1815)... Du reste, malgré quelques opinions positives (Nodier, Michiels), on se détourne de cet auteur au XIXe siècle. Charles Monselet va même jusqu’à l’insérer dans son ouvrage Les Oubliés et les dédaignés (1857). Pourtant, Mercier annonce la révolution théâtrale, l’anticipation, le reportage moderne, le romantisme : « J’aime cette nature triste et sauvage. Accourez, tempêtes ; surgissez à travers les arbres dépouillés » (Mon Bonnet de nuit).
 
Mais il reste dans les mémoires pour deux œuvres majeures, devenus des classiques de la littérature : L’an 2440 et Le Tableau de Paris. Un de ses rares biographes a bien résumé le personnage, à la fois moderne et profondément ancré dans la littérature des Lumières : « Il s'est fait une conception chimérique et sublime de l'humanité régénérée par la culture de la raison. De son mieux et selon ses forces, il a voulu en hâter l'avènement » (Léon Béclard, Sébastien Mercier, sa vie, son œuvre, 1903).