À propos de l’auteurChristian Croisille
Une renaissance poétique
Lamartine semble un peu oublié aujourd’hui. Mais rien ne peut lui enlever la gloire d’avoir été, dans le premier tiers du XIXe siècle, l’initiateur de la renaissance poétique en France. Le petit volume des Méditations poétiques, qui parut sans nom d’auteur en mars 1820, fut accueilli par le public avec enthousiasme parce qu’il répondait à un besoin, à une aspiration profonde. Le vocabulaire, la rhétorique, les procédés de versification y demeuraient profondément classiques. Mais ce que le poète exprimait avec les mêmes mots que ses prédécesseurs, c’était une expérience humaine entièrement nouvelle, une certaine vision de l’univers, qui repose ici sur la confusion presque constante de l’image, du monde extérieur et de l’état d’âme. C’est pourquoi le caractère fondamental du paysage lamartinien n’est ni le contour classique, ni la couleur romantique, mais le flou, l’imprécis et surtout le mouvant.
Les Méditations ne sont encore qu’un signe avant-coureur, une promesse d’avenir qui demande à être confirmée. Ce sera le cas en 1830 avec les Harmonies poétiques et religieuses. Ce qui frappe d’abord, dans ce recueil, c’est la diversité et la puissance de l’orchestration, qui fait de l’« Hymne du matin », de « Poésie ou paysage » ou de « Novissima verba » ces « vastes nappes éclatantes de poésie » dont parle Henri Guillemin. La signification du terme « harmonies » dépasse ici de beaucoup la simple acception musicale. Elle s’apparente à celle d’autres mots-clés de la poésie de ce temps : les analogies, les correspondances. Elle traduit « la consubstantialité de l’âme et du cosmos », credo de l’époque romantique de Lamartine à Baudelaire en passant par Nerval et Hugo.
Ayant atteint l’apogée de la poésie lyrique avec les Harmonies, Lamartine a eu l’ambition d’aborder une forme de poésie plus haute et plus philosophique, qu’il définit lui-même en 1834 « de la raison chantée ». Il rêve alors d’un immense poème, qui serait une épopée de l’âme humaine, et dont il n’achèvera que deux épisodes : Jocelyn (1836) et La Chute d’un ange (1838).
« J’entrerai résolument dans l’action »
1830 est une date-clé dans la vie de Lamartine. Elle marque le sommet de sa carrière poétique avec l’entrée à l’Académie française et le succès des Harmonies. Mais c’est aussi le moment d’une révolution qui l’affranchit de sa fidélité à la monarchie légitime — il démissionne de la fonction diplomatique à laquelle il appartenait depuis 1820 —, et c’est l’année où il accède à l’âge de l’éligibilité, qui était alors de quarante ans. La politique le tentait depuis quelques années, car ce rêveur avait aussi besoin d’action. En octobre 1831, il publie sa brochure Sur la politique rationnelle, qui contient en esquisse le programme de toute son action politique à venir. Il y annonce en ces termes l’avènement de l’Évangile comme « principe social » qu’il voit se profiler dans l’avenir sous la forme d’un christianisme renouvelé : « Son règne ne sera autre chose que l’époque rationnelle, le règne de la raison, car la raison est divine aussi. » Voilà pour le programme ; mais sur le terrain les débuts sont peu encourageants. Aux élections législatives de juillet 1831, il essuie un triple échec à Bergues (Nord), à Mâcon et à Toulon ; nouvelle déconvenue en juin 1832 à Mâcon. Il est finalement élu député de Bergues en janvier 1833, alors qu’il voyage en Orient.
À partir de 1834, Lamartine va donc tenter pendant quelques années de mener de front une carrière littéraire et une carrière politique. Tâche bien difficile, car il a constaté très vite que le métier de député, quand on veut l’exercer convenablement, ce qui est son cas, est une occupation à temps plein. Avec des journées aussi remplies, comment trouver encore du temps à consacrer aux travaux littéraires ? Lamartine y parviendra difficilement jusqu’en 1838 grâce aux longues vacances parlementaires — entre cinq et six mois — qu’il passe chaque année en Mâconnais. C’est dans ces conditions qu’ont été écrits les milliers de vers de Jocelyn et de La Chute d’un ange ; mais au prix de quels efforts !
Le pèlerinage aux sources
Le voyage en Orient, pour lequel il s’embarque en juillet 1832, c’est un projet que Lamartine avait en lui depuis très longtemps ; il nous l’a dit : « Je rêvais toujours un voyage en Orient comme un grand acte de ma vie intérieure. » Donc, qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas pour découvrir de nouveaux horizons ou traverser des contrées pittoresques qu’il part, c’est pour retrouver ses propres repères. Et d’abord des repères religieux. Le mélange de déisme rationnel et d’attachement sentimental à la tradition catholique qui fait l’essentiel de sa religion à cette date suffit à son esprit, mais pas à son cœur. En partant, il espère secrètement qu’il trouvera quelque part en Terre sainte son chemin de Damas et qu’il sera enfin, lui aussi, terrassé par l’évidence de la présence divine. C’est tout le contraire qui se produit : Dieu se dérobe à lui plus qu’il ne l’a jamais fait. Quoi de plus symbolique que cette attente devant Jérusalem ravagée par la peste, que cette interdiction d’y pénétrer en raison de la maladie ? Là où il venait chercher la lumière et la vie, il ne trouve à son passage que la mort et l’obscurité. Mais le plus cruel est encore à venir : quelques semaines après son retour de Jérusalem, sa fille unique Julia, minée par la tuberculose, meurt dans ses bras ; elle était âgée de dix ans. De ce coup il ne se remettra jamais complètement.
Il se trouve que cette expérience douloureuse va renvoyer Lamartine du côté de la politique. Car dans ce domaine aussi il attendait un signe venu d’en haut. À partir de 1832, le thème de l’homme prédestiné revient sous sa plume comme un leitmotiv. Tout au long de son voyage, il a cru discerner un certain nombre de présages allant dans ce sens. Peut-être la mort de Julia lui est-elle apparue comme une épreuve impitoyable, mais nécessaire, pour faire de lui un élu par la souffrance, comme Job ou comme Moïse. Et quand la nouvelle de son élection comme député l’atteindra alors qu’il revient de Damas, il la recevra comme une confirmation de son destin providentiel.
Politique ou poésie ? L’impossible conciliation
Si l’échec de La Chute d’un ange (1838) et des Recueillements (1839) a précipité la désaffection de Lamartine à l’égard de la poésie, il ne l’a pas déterminée. À ce moment, son choix est fait : le député de Mâcon, l’orateur écouté de la Chambre qui pressent obscurément qu’il sera peut-être appelé à avoir un destin national, ne se sent plus le droit d’être d’abord, aux yeux du public, l’auteur des Méditations ou même de Jocelyn. À partir de cette date, sa production poétique se tarit rapidement, et ce n’est pas seulement une question de manque de loisirs. Lamartine sait bien — même s’il ne veut pas encore se l’avouer franchement — que le souffle puissant de l’inspiration qui l’emportait au temps des Harmonies se fait de plus en plus rare. En septembre 1843, il écrira à son éditeur Gosselin qui lui réclame des vers : « Cela m’est absolument impossible. Je ne veux plus écrire de poésie. »
Comme député, depuis son entrée à la Chambre, il a toujours soutenu le ministère. Mais en janvier 1843 il passe dans l’opposition et se prépare résolument à un bouleversement politique qu’il sent inéluctable et où il aura un rôle à sa mesure. Dès octobre 1841, il l’a écrit à un ami : « Un grand flot de terreur me jettera au timon brisé. » Son arrivée au pouvoir en février 1848 est une surprise pour beaucoup. Pour lui, non ; mais il ne l’exercera que pendant trois mois. La suite des événements est connue : en juin 1848, Lamartine est renversé par ceux-là mêmes qu’il a sauvés en février. À l’élection présidentielle du 10 décembre, le suffrage universel qu’il avait défendu donne cinq millions et demi de voix à Bonaparte et ne lui en accorde que 21 000. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, le fondateur de la Deuxième République disparaît complètement de la vie politique active. Il va revenir du même coup à l’écriture, par choix mais surtout par nécessité.
À la recherche du temps perdu
Comme un certain nombre de ses contemporains, Lamartine pense que, si la révolution de 1848 a échoué, c’est en partie parce que les classes populaires, passé leur enthousiasme initial, n’en ont pas compris les contraintes et les nécessités. Il va donc se vouloir et se faire éducateur du peuple, par le moyen de livres ou de publications périodiques simples et peu coûteuses comme Le Conseiller du peuple ou Le Civilisateur. En même temps, il est sans cesse à la recherche de nouveaux contrats de librairie qui lui sont indispensables pour faire face à de graves embarras financiers qui finiront par le condamner à de véritables « travaux forcés littéraires », pour reprendre sa propre expression. Mais il n’y a pas que l’éducation sociale et politique ; il faut aussi une éducation morale et affective. Ce sera le rôle de ses romans populaires comme Geneviève ou Le Tailleur de pierres de Saint-Point.
Écrire pour les autres ne dispense pas d’écrire aussi pour soi. Plus il avance en âge et plus il s’enfonce dans l’amertume et la tristesse, plus il éprouve le besoin de se consoler en évoquant avec nostalgie les images et les fantômes de sa jeunesse. La poussée autobiographique qui se manifeste alors en lui ne cessera plus de l’animer jusqu’à son dernier jour. Pendant vingt ans Lamartine inlassablement se raconte, depuis Les Confidences et Raphaël (1849) jusqu’aux Mémoires inédits posthumes (1870) en passant par les Nouvelles Confidences et les Mémoires politiques, sans oublier de très nombreuses pages du Cours familier de littérature, cet énorme travail auquel il consacre les dernières années de sa vie à partir de 1856.
L’ensemble de la production de sa laborieuse vieillesse est très inégal. Mais dans ce qu’elle a de meilleur, elle est venue rappeler au public que cet écrivain qui avait été un grand poète — et qui était capable de l’être encore comme en témoignent ces réussites que sont « Le Désert » (1857) et surtout « La Vigne et la maison » (1856) — pouvait aussi écrire en prose avec bonheur. On le savait depuis la publication du Voyage en Orient (1835) et de l’Histoire des Girondins (1847). Mais c’est sans doute dans Les Confidences et dans Raphaël, sur un mode plus mineur, que Lamartine prosateur a donné toute sa mesure.