À propos de l’œuvreJean-Marc Hovasse
Une voix
L’histoire littéraire fait généralement remonter l’invention du monologue intérieur cher à Joyce et à Schnitzler aux Lauriers sont coupés d’Édouard Dujardin (1887). Victor Hugo en pratique pourtant déjà une modalité dans Le Dernier Jour d’un condamné, mais il préfère l’appuyer sur la fiction d’un condamné à mort qui parviendrait à écrire son dernier jour au présent de l’indicatif, soit au moment même où il le vit, de six heures du matin à quatre heures de l’après-midi. Procédé qui se soucie peu de vraisemblance ! Dès la préface, on ne croit donc guère à l’hypothèse qu’il y ait eu, « en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a trouvé, enregistrées une à une, les dernières pensées d’un misérable ». Mais le résultat n’est pas pour autant fantaisiste, car le lecteur pris par l’histoire oublie vite le procédé. Dostoïevski, grand admirateur du Dernier Jour d’un condamné devant l’éternel (lui-même condamné à mort et gracié juste avant son exécution programmée), ira jusqu’à écrire que l’effet de réel y est d’autant plus saisissant que l’artifice est grossier.
Le condamné se confie donc à la première personne sans se raconter, ce qui est d’autant plus fort qu’il est pratiquement dépouillé d’identité propre – Camus s’en souviendra dans L’Étranger. Victor Hugo ne ménagea pas sa peine pour convaincre son éditeur d’adopter une disposition particulière en harmonie avec ce choix de la dépersonnalisation (lettre de janvier 1829) : « Je crois qu’il conviendrait, pour le succès de curiosité et d’intérêt, que Le Dernier Jour d’un condamné parût sans nom d’auteur. On n’en saura pas moins que le livre est de moi comme on a su que René, Werther, Adolphe, le Voyage autour de ma chambre, Ourika, étaient de Chateaubriand, Goethe, B. Constant, Xavier de Maistre et la duchesse de Duras, quoique les divers romans aient paru sans nom d’auteur d’ailleurs sur la couverture. Remarquez du reste que les annonces, les journaux, peuvent dire que le livre est de moi et le traiter comme tel […]. Je pense que vous comprenez du reste ces idées. La petite préface que j’ai mise au livre achèvera de vous y amener. »
La rare édition originale de février 1829 s’ouvre donc sans nom d’auteur, et s’offre sans explication, sans rien d’autre que le fac-similé, quatre fois plus grand que le livre, plié en quatre comme dans une poche, de la chanson d’argot « trouvée dans les papiers du condamné ». À l’exception des deux vers intercalés dans le dernier couplet que la note attribue à la main même du condamné, son écriture n’est pas celle de Victor Hugo, qui détourne ici d’une façon vraiment révolutionnaire la mode un peu fade du frontispice pour lui donner le pouvoir de suggestion du document brut. Cette tentative très étudiée de disparition de l’auteur derrière son œuvre n’est généralement pas associée au nom de Victor Hugo. Pourtant, c’est bien ce que Flaubert admira le plus dans Le Dernier Jour d’un condamné, au point d’y trouver la première illustration de sa célèbre maxime à l’usage de Louise Colet (lettre du 9 décembre 1852) : « L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. »
Deux options
En 1820, il y avait eu environ trois cents condamnations à mort prononcées en France ; en 1828 une grosse centaine : la tendance était nettement à la baisse, même si la guillotine fonctionnait encore un peu plus d’un jour sur cinq.
Victor Hugo était certes jeune encore, mais il avait déjà eu l’occasion à diverses reprises de rencontrer la mort plus ou moins légale, sur les routes de l’Italie et de l’Espagne en guerre. Son propre parrain, Lahorie, avait été fusillé en 1812 six jours après son arrestation pour avoir comploté contre Napoléon Ier. Victor Hugo avait depuis suivi les grands procès de son temps, crimes passionnels ou non, et assisté plus ou moins fortuitement à des préparatifs d’exécution publique : « C’est là [sur la place de Grève] qu’un jour en passant il a ramassé cette idée fatale, gisante dans une mare de sang sous les rouges moignons de la guillotine. » Trente-trois ans plus tard encore, il prêtera à Mgr Myriel, au début des Misérables, ses propres sentiments : « L’échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux une guillotine ; mais si l’on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. »
À partir de février 1829, publication de la première édition du Dernier Jour d’un condamné, jusqu’à sa mort, Victor Hugo ne cessera plus de lutter de toutes ses forces et sous toutes ses formes contre la peine de mort – qui ne sera abolie en France qu’en 1981.
Trois préfaces
Dans l’édition originale que précédaient seulement quelques lignes d’avertissement, l’anonymat de l’auteur était un secret de polichinelle. Dès la fin du même mois de février 1829, le livre fut réimprimé avec le nom de l’auteur cette fois, lequel en profita pour ajouter une longue préface caustique et dialoguée, un peu à la manière de Diderot : « Une Comédie à propos d’une tragédie ». Un poète élégiaque, ridicule malgré lui, y discute dans un salon avec un philosophe, un gros monsieur, un monsieur maigre, un chevalier et des femmes. Comme Molière l’avait fait avant lui avec sa Critique de l’École des femmes, Victor Hugo y tourne en dérision les insultes et les quolibets qui ont accueilli ses œuvres dans la presse et le public.
Il faut encore attendre trois ans et l’édition définitive de 1832, ornée d’une belle estampe de Célestin Nanteuil pour que Victor Hugo ajoute la longue préface, plus spécifiquement politique cette fois, qui est un plaidoyer argumenté contre la peine de mort. Il y abat ses cartes : « L’auteur aujourd’hui peut démasquer l’idée politique, l’idée sociale, qu’il avait voulu populariser sous cette innocente et candide forme littéraire. Il déclare donc, ou plutôt il avoue hautement que Le Dernier Jour d’un condamné n’est autre chose qu’un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de mort. Ce qu’il a eu dessein de faire, ce qu’il voudrait que la postérité vît dans son œuvre, si jamais elle s’occupe de si peu, ce n’est pas la défense spéciale, et toujours facile, et toujours transitoire, de tel ou tel criminel choisi, de tel ou tel accusé d’élection ; c’est la plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir […]. » Mission accomplie.