Vieille chanson du jeune temps

Livre I, XIX

Victor Hugo vers 1829

Les deux premiers livres des Contemplations comportent de nombreuses pièces d’allure légère et populaire, écrites sur des vers courts et parfois impairs, comme dans cette « chanson ». Le Je lyrique y tourne en dérision l’adolescent qu’il a été.
 
VIEILLE CHANSON DU JEUNE TEMPS

Je ne songeais pas à Rose ;
Rose au bois vint avec moi ;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.
 
J'étais froid comme les marbres ;
Je marchais à pas distraits ;
Je parlais des fleurs, des arbres ;
Son œil semblait dire : « Après ? »
 
La rosée offrait ses perles,
Les taillis ses parasols ;
J'allais ; j'écoutais les merles,
Et Rose les rossignols.
 
Moi, seize ans, et l'air morose ;
Elle vingt ; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient Rose
Et les merles me sifflaient.
 
Rose, droite sur ses hanches,
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux branches ;
Je ne vis pas son bras blanc.
 
Une eau courait, fraîche et creuse
Sur les mousses de velours ;
Et la nature amoureuse
Dormait dans les grands bois sourds.
 
Rose défit sa chaussure,
Et mit, d'un air ingénu,
Son petit pied dans l'eau pure ;
Je ne vis pas son pied nu.
 
Je ne savais que lui dire ;
Je la suivais dans le bois,
La voyant parfois sourire
Et soupirer quelquefois.
 
Je ne vis qu'elle était belle
Qu'en sortant des grands bois sourds.
« Soit ; n'y pensons plus ! » dit-elle.
Depuis, j'y pense toujours.
 
Paris, juin 1831.

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
> Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856