À propos de l’œuvreCapucine Echiffre
Les Contemplations ou les Mémoires d’une âme
Les Contemplations constituent une somme, dans l’œuvre de Hugo. Elles se composent de pièces rédigées surtout entre 1846 et 1855, certaines remontant même aux années 1830. L’ensemble représente selon la Préface de l’auteur « les Mémoires d’une âme », restituant « toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités […] que peut contenir une conscience ». Rarement en effet un recueil de poésie lyrique aura mis en lumière avec autant de force l’impact de l’évolution personnelle de l’auteur sur son écriture. La profondeur existentielle qui marque la deuxième partie de l’œuvre ne semble possible qu’à la suite de fractures, dont les retentissements trouvent à s’exprimer dans la distance instaurée par le discours poétique. C’est d’abord, le 4 septembre 1843, la mort accidentelle de Léopoldine, fille aînée de Hugo, qui entraîne chez lui d’après plusieurs poèmes le sentiment d’une mort intérieure. C’est ensuite l’exil politique, commencé en décembre 1851, en réaction au coup d’État du futur Napoléon III. Après les Châtiments, recueil engagé à caractère épique, scandé par de violentes invectives contre le nouveau pouvoir en place, le proscrit revient au genre lyrique pour méditer sur les effets de son isolement forcé. L’exil apparaît ainsi dans les Contemplations comme une seconde expérience de mort. En outre, à partir de 1853, la pratique du spiritisme oriente plus résolument l’activité contemplative du poète dans une direction à la fois métaphysique et mystique. Le vécu individuel y trouve un dépassement et apaisement dans l’espoir retrouvé d’un contact possible avec la sphère surnaturelle. Le poète se définit alors comme un « mage », approfondissant de la sorte jusqu’à « l’infini » la fonction de guide qu’il se donnait déjà dans ses recueils des années 1830.
De l’expérience vécue à sa mise en forme littéraire
Les Contemplations dessinent une vaste trajectoire. Elles s’ouvrent sur les illusions et l’insouciance souriante associées à la jeunesse (livres I : « Aurore » et II : « L’âme en fleur »), se poursuivent par les luttes de la première maturité (livre III : « Les luttes et les rêves »), puis atteignent la souffrance du deuil et le doute (livre IV : « Paucæ meæ »), avant d’amorcer le retour progressif à une foi entièrement renouvelée (livres V : « En marche » et VI : « Au bord de l’infini »). Ce parcours linéaire se construit autour d’une fracture fondamentale, celle de la mort de Léopoldine, qui scinde l’œuvre en deux parties. Tout ce qui précède cet événement délimite une période présentée comme révolue, selon le titre du premier tome : « Autrefois, 1830-1843 », qui regroupe les trois premiers livres. L’époque qui émerge peu à peu après la catastrophe est celle d’ « Aujourd’hui, 1843-1856 », qui comprend symétriquement les trois derniers livres. La rupture est matérialisée dans le recueil par une page mentionnant la date du 4 septembre 1843, suivie d’une ligne de points, entre les deuxième et troisième pièces du livre IV. Après l’arrêt brutal marqué par ce livre du deuil, c’est pourtant un second départ qui s’opère au livre V, livre de l’exil, dans lequel le poète revient sur ses positions antérieures à nouveaux frais.
Cette structuration, qui joue conjointement d’effets de progression, de rupture et de clôture, est complexifiée en outre par de nombreux échos d’un livre à l’autre, ou d’un poème à un autre. C’est ainsi que « Aurore » (livre I), en dépit de sa dimension bucolique, comprend déjà plusieurs pièces dans lesquelles le poète revendique des partis pris à la fois esthétiques, politiques et idéologiques (VII, VIII, XIII, XXVI), préparant en particulier les plaidoyers et réquisitoires du livre III (II, XVI). De la même manière, le défi lancé à l’univers dans « Ibo » (livre VI, II), loin de la résignation adoptée pourtant par le sujet lyrique dès la fin de « Paucæ meæ » (livre IV), rappelle l’attitude confiante, voire conquérante présente dans les premiers livres. Du reste, même si le « Je » revient ensuite à une posture plus soumise, « Au bord de l’infini » (livre VI) consacre son statut d’élu divin en faisant de lui le destinataire de la longue révélation prononcée par la « bouche d’ombre » (XXVI).
Le recueil apparaît dès lors comme un réseau complexe dont les éléments sont sans cesse repris, modifiés, intégrés dans des contextes nouveaux. Cette plasticité rend très sensible l’itinéraire suivi par l’œuvre, en mettant au jour les transformations qui travaillent le sujet lyrique.
Le lyrisme romantique devant l’infini
La richesse foisonnante des Contemplations a suscité cependant des réactions contrastées, dès la parution du recueil, même si l’intérêt du public est indéniable. La démesure de l’œuvre, en particulier, attire les foudres des détracteurs qui y voient une transgression généralisée. Dans son compte rendu de juin 1856, Barbey d’Aurevilly s’en prend à l’ « horrible fatras incohérent et furieux » que représentent pour lui les deux derniers livres. Il incrimine plus précisément l’écriture hugolienne, accusant entre autres l’auteur d’ « accouple[r] les substantifs, ce qui est le péché contre nature dans la langue ». Selon lui, « l’artiste périt défiguré, enflé, énorme ». De fait, le recueil procède bien d’un projet totalisant, comme le revendique du reste le poète dans sa Préface. Il mène par là jusqu’à son terme l’ambition toute romantique d’une poésie qui se ferait écriture du monde, à la fois par l’extension des sujets abordés et par les moyens mis en œuvre. L’étendue embrassée par le contemplateur est ainsi rendue dans toute sa diversité par une multiplicité, voire un entremêlement de formes, de registres et de tons, autre grief d’une partie de la critique teintée de conservatisme. Gustave Planche condamne en effet le principe même, si hugolien, de l’alliance des contraires : « S’il est parfois utile, souvent nécessaire, de passer du ton grave au ton familier, la Divine Comédie et Pantagruel ne pourront jamais inspirer une composition harmonieuse. Dante et Rabelais n’appartiennent pas à la même famille, et toutes les fois qu’on essaiera de les concilier, on ne produira que des œuvres bizarres, sans grandeur et sans gaieté. » Les déclarations esthétiques formulées par le poète dans ses pièces polémiques prouvent dès lors leur actualité, plus de vingt-cinq ans après l’apogée du romantisme.
Mais au-delà de ces caractéristiques, la dimension métapoétique de nombreuses pièces de l’œuvre porte une interrogation sur la parole poétique, sa source et son objet. Les Contemplations sont aussi le lieu d’une reconquête de sa voix par le poète, après le silence du deuil et la menace de l’effacement derrière les interventions obscures des entités surnaturelles – entendues selon Hugo lors de ses séances de spiritisme. Le recueil constitue une preuve éclatante de cette maîtrise retrouvée, en donnant une forme poétique au contenu du mystère, et en s’érigeant en intermédiaire auprès des hommes. C’est que, selon Baudelaire dans un article de 1861, « [l]e vers de Victor Hugo sait traduire pour l’âme humaine non seulement les plaisirs les plus directs qu’elle tire de la nature visible, mais encore les sensations les plus fugitives, les plus compliquées, les plus morales […] qui nous sont transmises par l’être visible, par la nature inanimée, ou dite inanimée ». Ce réinvestissement de sa voix par le poète s’accompagne d’une nouvelle vision de la poésie et de l’univers, ou plutôt de l’univers comme « poëme » divin que le discours poétique se donne pour mission de révéler en tant que tel, et désormais dans sa totalité.