Révolte contre les normes

Livre I, XXVI

La première d'Hernani

Dans plusieurs poèmes du premier livre, Hugo revient sur la bataille romantique qu’il a conduite autour de 1830. Ici, il répond a posteriori à un adversaire probablement imaginaire. Il se montre volontiers provocateur en accentuant intentionnellement les traits d’écriture qui lui ont été reprochés, aussi bien dans le contenu de sa défense que dans son expression.
 
QUELQUES MOTS À UN AUTRE

[…] J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin ;
Les mots de qualité, les syllabes marquises,
Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,
Faisant la bouche en cœur et ne parlant qu'entre eux,
J'ai dit aux mots d'en bas : Manchots, boiteux, goîtreux,
Redressez-vous, planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles !
J'ai déjà confessé ce tas de crimes-là ;
Oui, je suis Papavoine, Érostrate, Attila :
Après ?
 
Emportez-vous, et criez à la garde,
Brave homme ! tempêtez ! tonnez ! je vous regarde.
Nos progrès prétendus vous semblent outrageants ;
Vous détestez ce siècle où, quand il parle aux gens,
Le vers des trois saluts d'usage se dispense ;
Temps sombre où, sans pudeur, on écrit comme on pense,
Où l'on est philosophe et poëte crûment,
Où de ton vin sincère, adorable, écumant,
O sévère idéal, tous les songeurs sont ivres.
Vous couvrez d'abat-jour, quand vous ouvrez nos livres,
Vos yeux, par la clarté du mot propre brûlés ;
Vous exécrez nos vers francs et vrais, vous hurlez
De fureur en voyant nos strophes toutes nues.
Mais où donc est le temps des nymphes ingénues,
Qui couraient dans les bois, et dont la nudité
Dansait dans la lueur des vagues soirs d'été ?
Sur l'aube nue et blanche, entr'ouvrant sa fenêtre,
Faut-il plisser la brume honnête et prude, et mettre
Une feuille de vigne à l'astre dans l'azur ? […]

Paris, novembre 1834.

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
> Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856