Raphaël Lemkin et l’invention du concept de génocide : 1900-1933
À la fin de l’été 1959, au cimetière du Mont-Hébron à New-York, on enterra sans faste et sans honneurs le professeur Raphaël Lemkin. Sa vie s’était achevée dans la solitude et le dénuement ; mais cela n’avait aucune importance au regard de ce qu’il savait avoir accompli. Car un peu plus de dix ans auparavant, le 9 décembre 1948, au palais de Chaillot, il avait mené à son terme la tâche immense qu’il s’était fixée : la reconnaissance du crime de génocide en droit international.
Raphaël Lemkin naît près du village de Bezwodne alors en Russie impériale, aujourd’hui dans le district de Vawkavysk en Biélorussie, dans une région polonaise annexée par la Russie en 1795.
La région est notamment marquée par les pogroms, comme ceux de Gomel (Homel) ou de Bialystok (Bielostok) en 1905-1906 ; mais c‘est avant tout à travers ses lectures, comme il l’écrit en préface à son autobiographie inachevée, que Raphaël Lemkin est marqué dès l’enfance par l’histoire des barbaries qui se répètent, auxquelles il ne peut encore donner le nom de génocide, forgeant lui-même le terme bien des années plus tard : « J’étais fasciné par la fréquence de tels cas, par l’immense souffrance infligée aux victimes et le caractère désespéré de leur sort, et par l'impossibilité de réparer les dommages causés à la vie et à la culture » (Totally unofficial : the autobiography of Raphaël Lemkin, Raphaël Lemkin, Yale University Press, 2013).
Premiers chrétiens jetés aux lions dans l’arène romaine, dont il découvre la tragédie dans le Quo vadis ? de Sienkiewicz, destruction de Carthage, massacre des Huguenots, pogroms, représentent autant de persécutions dont il doit briser la litanie sans fin ; il formule alors ce qui selon ses propres mots représentera la « mission fondamentale de sa vie » : « créer une loi parmi les nations afin de protéger les groupes nationaux, raciaux et religieux de la destruction ».
Commençant à enseigner à Varsovie, il exerce parallèlement des fonctions juridictionnelles (devenant notamment en 1930 procureur adjoint du tribunal de Berezhany, aujourd’hui en Ukraine), et participe à la codification législative de la Pologne indépendante depuis 1917. Le nouveau code pénal polonais entre en vigueur en 1932 ; Lemkin a participé à sa rédaction et l'a traduit en anglais. On notera l’évocation d’une nouveauté significative : la répression sévère de l’incitation publique à la guerre agressive.
Il rejoint en 1927 l’Association internationale de droit pénal, où il travaille avec Henri Donnedieu de Vabres, Vespasien Pella et Emil Rappaport à la création d’un droit international pénal visant à réprimer les crimes internationaux. Le premier congrès de droit pénal tenu à Bruxelles en 1926 avait en effet montré qu’un consensus existait quant à la création de ce droit et d’une cour criminelle internationale, les orientations juridiques concernant notamment la qualification des crimes internationaux restant toutefois à définir.
Dans ce cadre, Lemkin estime que la liste des infractions nuisibles à la communauté internationale (parmi lesquelles la piraterie, le trafic de stupéfiants ou la falsification de monnaies) doit être étendue et propose en 1933 la répression nationale et internationale de deux nouveaux crimes :
- le crime de barbarie, qui couvrirait notamment « les actions exterminatrices dirigées contre les collectivités ethniques, confessionnelles ou sociales quels qu'en soient les motifs (politiques, religieux, etc.) » ;
- le crime de vandalisme ensuite, soit « la destruction organisée et systématique des œuvres » des communautés humaines persécutées.
Lemkin pense notamment au génocide arménien de 1915 demeuré impuni en raison de l’absence d’un droit international le permettant face à la souveraineté absolue des États, et aux débats qui ont lieu en 1921 à Berlin et en 1927 à Paris lors des procès Tehlirian et Schwarzbard. Soghomon Tehlirian est jugé pour avoir tué Talaat Pacha, principal organisateur du génocide arménien ; Sholem Schwartzbard est jugé quant à lui pour l’assassinat de Simon Petlioura, dont les troupes s’étaient rendues coupables de pogroms en Ukraine.
Ces procès à l’audience considérable se concluent par un verdict commun aux deux hommes : non coupables. Lemkin y voit à la fois une victoire de la conscience universelle et une aporie majeure, les juges ne pouvant ni les condamner pour avoir vengé la mort de centaine de milliers d’innocents ni à l’inverse approuver une justice personnelle en les acquittant.
Ses propositions novatrices ne sont cependant pas retenues à la conférence de Madrid, quelques jours avant qu’Hitler ne se retire de la Société des nations le 19 octobre 1933. Alors que la Pologne cherche à se rapprocher du Reich en négociant un pacte de non-agression et en dénonçant le Traité de protection des minorités, Lemkin dont les propositions vont à contre-courant de ce mouvement, est victime d’une campagne de presse antisémite (par la Gazeta Warszawska) et contraint de démissionner de la magistrature polonaise.
Mais ce premier obstacle ne fait que renforcer sa détermination : « Même si je n’avais pu gagner la bataille à Madrid, j’avais au moins amorcé un mouvement d’idées vers la bonne direction ».
La suite dans un prochain billet ...
Pour aller plus loin :
- Lemkin, face au génocide, Olivier Beauvallet, Michalon, 2011 (consultable à la BnF)
- Retour à Lemberg, Philippe Sands, Albin Michel, 2017 (consultable à la BnF)
- Totally unofficial : the autobiography of Raphaël Lemkin, Raphaël Lemkin, Yale University Press, 2013 (consultable à la BnF)