La vallée de la Somme, berceau de la préhistoire
Durant la première moitié du XIXe siècle, Abbeville, Amiens et la vallée de la Somme ont tenu une place de premier plan dans la reconnaissance d’une période de l’histoire humaine avant l’Histoire : la Préhistoire (avec un « P »), et dans la naissance de la discipline scientifique qui en a découlé : la préhistoire (avec un « p »).
À partir de la fin du XVIIIe siècle, les avancées de la géologie et de la paléontologie repoussent très loin l’âge de la Terre et de la vie. Savants et érudits locaux s’emparent activement de la question de l’origine et de l’ancienneté de l’homme. L’exploitation des tourbières et l’ouverture de carrières (limons, graviers), pour les besoins du génie civil, de l’industrie et du chemin de fer, facilitent leurs observations et leurs recherches qui mettent en évidence, dans différentes régions d’Europe et de France, des ossements humains et des silex taillés par la main humaine associés à des ossements animaux d’espèces disparues. Progressivement, la contemporanéité des artefacts et des ossements est énoncée et l’idée de l’existence d’un homme fossile émerge. Dans un premier temps, ces découvertes et nouvelles théories ont cependant peu d’échos dans les milieux académiques. En France dominent les positions créationniste et catastrophiste de G. Cuvier : l’histoire de la Terre a été façonnée par différentes « révolutions du globe », cataclysmes détruisant faune et flore ; l’homme est issu de la dernière création jugée récente : "[...] en examinant bien ce qui s'est passé à la surface du globe, depuis qu'elle a été mise à sec pour la dernière fois [...] l'on voit clairement que cette dernière révolution, et par conséquent l'établissement de nos sociétés actuelles ne peuvent pas être très-anciens." G. Cuvier, Recherches sur les ossemens fossiles de quadrupèdes, 1812, p. 85
La vallée de la Somme est au cœur de ces problématiques à la croisée des sciences naturelles et des sciences humaines.
La vallée de la Somme, un patrimoine géologique et archéologique
Les terrasses alluviales de la vallée de la Somme, résultat d’un creusement opéré sur un million d’années au fil de 10 cycles climatiques alternant périodes glaciaires et tempérées, abondent en silex, matière première de grande qualité, qui a joué un rôle dans la concentration des premières occupations humaines dans cette région. Les lœss, limons calcaires très fins, qui ont recouvert les terrasses, ont permis la conservation de ces sites préhistoriques.
La Société d’émulation d’Abbeville fondée en 1797
Laurent-Joseph Traullé (1758-1829), un des membres fondateurs de la société savante, mène les premiers travaux géologiques sur les dépôts les plus anciens de la Somme selon les principes récents de la stratigraphie, l’étude de la distribution des fossiles dans les couches successives de la terre. Il met au jour des ossements d’animaux dont certains intègrent les Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes (1812) de G. Cuvier et observe également déjà artéfacts et ossements humains.
À partir des années 1830, Casimir Picard (1805-1841), jeune médecin, s’installe à Abbeville et mène à son tour des recherches dans ces dépôts anciens, nommés alors diluvium car attribués au Déluge biblique. Il associe stratigraphie et étude typologique des objets mis au jour.
Jacques Boucher de Perthes, directeur des douanes d’Abbeville
Après 23 ans partagés entre une carrière en France et en Italie dans l’administration des douanes et une vie mondaine de littérateur, Jacques Boucher de Perthes (1788 - 1868), succède, en 1825, à son père, naturaliste amateur, membre fondateur de la Société d'émulation, au poste de directeur des douances d'Abbeville. Dès 1828, il rejoint la Société d’émulation dont il devient vice-président puis président en 1830. Pas du tout versé dans les questions scientifiques, il se passionne rapidement pour les découvertes de Casimir Picard qui l’initie à l’archéologie stratigraphique et le sensibilise à l’idée de l’homme fossile.
[…] depuis 1837 jusqu’aujourd’hui, il n’y a eu, autour d’Abbeville, aucun remuement de terre de quelqu’importance auquel je n’aie assisté. Lorsqu’un indice annonçait un monument, ou même une simple trace, j’ai fait continuer l’excavation […]
J. Boucher de Perthes, Antiquités celtiques et antédiluviennes, tome 1, 1849, p. 2
Ses découvertes et celles que lui apportent ouvriers et carriers - objets celtiques, outils en silex - donnent naissance à sa collection archéologique abritée dans son hôtel particulier.
Vers 1842, un an après la mort prématurée de Picard, il met au jour des ossements de mammouths et rhinocéros d’espèces disparues associés à des outils en silex dans la carrière de Menchecourt.
Souhaitant attirer l’intérêt et obtenir la reconnaissance de la communauté scientifique sur ses découvertes, il envoie en 1847 à l’Académie des sciences, présidée par Elie de Beaumont (1798 – 1874), l'ouvrage qu'il vient de rédiger Antiquités celtiques et antédiluviennes. Cependant, il n’est pas pris au sérieux. D’une part, le modèle de Cuvier prévaut encore. D’autre part, l’ouvrage, comportant pourtant des preuves matérielles de l'existence de l’homme fossile, est également truffé de divagations métaphysiques et nourri de spiritualisme. Il publie tout de même son ouvrage en 1849.
Amiens – St Acheul
Dans le même temps, Marcel-Jérôme Rigollot (1786-1854), premier président de la Société des Antiquaires de Picardie, et Charles-Joseph Buteux (1794-1876), membre de la Société géologique de France, œuvrent à la description stratigraphique des alluvions de Saint-Roch et de Saint-Acheul, faubourgs d'Amiens. Fervent opposant aux idées de Boucher de Perthes, Rigollot y adhère finalement suite aux outils en silex dont de très nombreuses haches (appelées bifaces au XXe siècle) qu’il met au jour lors de ses travaux géologiques. En 1854, il rédige Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul, près d’Amiens, et considérés sous les rapports géologiques et archéologiques complété d'une Note sur les terrains au sud d’Amiens par Buteux.
1859 : le voyage dans la Somme, le « Grand Tour » de la préhistoire
En 1857, Boucher de Perthes publie un deuxième tome à ses Antiquités celtiques et antédiluviennes, dans lequel il poursuit son argumentaire sur l’homme fossile à l’appui de nouvelles découvertes afin de rencontrer toujours plus d'adhésion.
J’avais entrevu depuis longtemps cette race antédiluvienne et pendant bien des années anticipé sur la joie que j’éprouverais lorsque, dans ces bancs que la géologie a si souvent déclarés déserts et antérieurs à l’homme, je trouverais enfin la preuve de l’existence de cet homme, ou à défaut de ses os, la trace de ses œuvres.
[…]
Oui, c’était dans ces dépôts, dans ces égouts du déluge que je devais enfin rencontrer une trace humaine […].
On la nia d’abord, on la nia longtemps ;
[…]
Cet appui moral, cette confiance, qu’on me refusait ailleurs, je les rencontrai dans ce département [la Somme] [… qui reconnut] que j’avais raison […] que le diluvium contenait effectivement des ouvrages d’hommes contemporains des mammifères antédiluviens.
J. Boucher de Perthes, Antiquités celtiques et antédiluviennes, tome 2, 1857
L’année 1859 marque enfin une avancée décisive pour Boucher de Perthes et de façon plus générale pour les savoirs en cours autour de l’ancienneté de l’homme, en France, en Belgique, en Angleterre, grâce notamment à la visite de plusieurs éminents géologues et archéologues anglais dans la Somme.
Le 26 avril 1859, sur les conseils d’Hugh Falconer (1808-1865) passé à Abbeville en novembre 1858, Joseph Prestwich (1812-1896) et John Evans (1823-1908) rencontrent Boucher de Perthes et voient sa collection d'artéfacts et ossements puis se rendent également à Amiens où ils assistent le 27 avril à la découverte d’une « hache » mise au jour et laissée en place à leur intention. Les 26-27 juillet, Charles Lyell (1797-1875) fait aussi le voyage en Picardie et le 15 septembre devant l’Association britannique pour l’avancement des sciences il annonce sa conversion à la haute antiquité de l’homme en raison des preuves notamment apportées à Abbeville et Amiens.
Durant l’été, Albert Gaudry (1827-1908), assistant paléontologue au Museum national d'histoire naturelle, mène des fouilles à Amiens. Il adresse à l’Académie des sciences le 26 septembre une note "Os de cheval et de bœuf appartenant à des espèces perdues, trouvés dans la même couche de diluvium d’où l’on a tiré des haches en pierre", puis lors de la séance du 3 octobre 1859 lit une nouvelle note intitulée "Contemporanéité de l'espèce humaine et de diverses espèces animales aujourd'hui éteintes".
Bien qu'Elie de Beaumont continue à rester sceptique, la communauté académique française se convertit ainsi également à la théorie de l’homme fossile.
La haute antiquité de l'homme, dont la compréhension a émergé tout long de la première moitié du XIXe en Europe, est officiellement reconnue en 1859 grâce à l'action persévérante de Boucher de Perthes pour attirer l'attention des milieux académiques et grâce aux découvertes effectuées à Abbeville et à Amiens qui ont conforté celles faites dans d’autres régions de France et d’Europe.
Le voyage de la Somme qui comprend la visite des carrières d’Abbeville, des collections de Boucher de Perthes et du diluvium de Saint-Acheul devient alors un incontournable pour ceux qui s'intéressent à cette nouvelle science, au carrefour de la géologie, la paléontologie et l’archéologie et consacrée à la reconstitution de l’histoire très ancienne de l’humanité, dénommée préhistoire quelques années plus tard.
L’Acheuléen
Entre 1869 et 1872, Gabriel de Mortillet (1821-1898) élabore un système de classification des grandes périodes de la Préhistoire basée sur des types d’artéfacts et dont les dénominations, comme en géologie, reprennent celles de gisements de référence. Il utilise les niveaux de Saint-Acheul comme gisement type pour nommer une des plus anciennes périodes du Paléolithique, l’Acheuléen, caractérisée par le développement du façonnage des bifaces, terme qui apparaît en 1920, que Mortillet nomme alors « coups de poings ». De nombreux termes forgés par Mortillet, dont l'Acheuléen, sont encore utilisé aujourd'hui à l'échelle internationale.
Le « procès de la mâchoire » de Moulin-Quignon
La Somme, par son rôle fondamental dans les débuts de la préhistoire, est presque naturellement aussi le lieu d’une des premières fraudes préhistoriques. L’existence de l’homme fossile est admise cependant uniquement sur la base de ses productions d’outils en silex. « Trouver » l’homme fossile lui-même serait alors l’apothéose dans la reconnaissance officielle. Les méthodes de travail, fouilles effectuées par les carriers, et particulièrement celles de Boucher de Perthes, récompenses pécuniaires pour chaque ossement, artéfact découvert, ont pu encourager des fraudes. En mars 1863, Boucher de Perthes, appelé à Moulin-Quignon suite à la mise au jour d’une dent, y fouille et découvre une mandibule humaine. Il sollicite à nouveau la communauté scientifique qui, très partagée, crée une commission mixte pour statuer. Du 9 au 13 mai 1863, elle se réunit à Paris, au Museum d’histoire naturelle puis se rend à Abbeville. Ce « procès de la mâchoire » qui prend une tournure nationaliste n’aboutit pas à un consensus : les Anglais étant plutôt contre et les Français plutôt pour. En 2016, une expertise a démontré que les ossements étaient beaucoup plus récents mais a reconnu l’authenticité d’une grande partie de l’industrie lithique qui y était associée. Le gisement de Moulin-Quignon, discrédité par cette histoire de mâchoire, a ainsi été réhabilité parmi les sites préhistoriques d’importance.
La Somme haut lieu de la recherche préhistorique d’hier à aujourd’hui
La Somme a également joué un rôle important dans le développement de la discipline préhistorique : de 1904 à 1918, Victor Commont (1866 – 1918) mène une étude scientifique des sites de Saint-Acheul et alentours, encore aujourd’hui une référence pour les chercheurs.
La Somme demeure un haut lieu international de la recherche en préhistoire. Elle abrite des sites majeurs, témoins de différentes humanités et périodes du Paléolithique, tels que le gisement de Caours (4 km au nord-est d’Abbeville), fouillé depuis 2005, fondamental pour l’histoire de l’homme de Néandertal ou celui d’ Amiens-Renancourt 1, de grande importance pour la connaissance des homo sapiens en Europe et célèbre pour la découverte exceptionnelle entre 2015 et 2022 d’une vingtaine de « vénus », statuettes féminines en ronde bosse taillés dans de la craie.
Pour aller plus loin :
- Agathe Jagerschmidt-Séguin et de Clément Paris (dir.), La Somme des Préhistoires : un territoire, notre histoire, catalogue de l'exposition qui s'est tenue au Musée de Picardie à Amiens, 23 mars-3 novembre 2024.
- Arnaud Hurel et Noël Coye (dir.), Dans l'épaisseur du temps : archéologues et géologues inventent la Préhistoire, 2011
- Claudine Cohen et Jean-Jacques Hublin, Boucher de Perthes: les origines romantiques de la préhistoire, 2017 (2e édition)
- Léon Aufrère, Boucher de Perthes : imaginer la préhistoire ; présenté par Arnaud Hurel et Yann Potin
- Alcius Ledieu, Boucher de Perthes, sa vie, ses oeuvres, sa correspondance, 1885 : Première biographie consacrée à Jacques Boucher de Perthes consultable sur Gallica