À propos de l'œuvre Charles-Éloi Vial
Le Rouge et le Noir peut se lire de plusieurs façons : comme un triangle amoureux se dénouant en une tragédie, comme un tableau extrêmement critique de la société française à la fin de la Restauration, visant tout aussi bien Paris que la province, ou encore comme une satire de l’obsession de la « génération romantique » pour l’ascension sociale.
Le héros du roman, Julien Sorel, est le fils d’un modeste scieur de bois du petit village de Verrières, en Franche-Comté. Intelligent, Julien ne rêve que de conquérir une meilleure place dans la société, quitte à mentir et à se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Admirateur de Napoléon, ne croyant pas en Dieu, il s’impose pourtant de prendre des cours avec le curé du village et apprend par cœur la Bible. Il refuse de se lancer dans l’entreprise de son ami Fouqué, qui veut faire fortune dans l’industrie. Après avoir rêvé de s’engager dans l’armée et il décide finalement de devenir prêtre. Il obtient pour commencer une place de précepteur des enfants de M. de Rênal, le maire du village.
C’est dans cette maison d’un gros notable de province qu’il entame son ascension sociale, tout en subissant un choc fondateur : son coup de foudre pour Mme de Rênal, qui finit par se donner à lui. Il continue son ascension par le séminaire de Besançon, où il se fait remarquer pour son esprit brillant, mais aussi pour le scepticisme qui perce dans sa conversation, et pour son mépris pour la dévotion hypocrite de ses camarades. Il s’attache à l’abbé Pirard, le supérieur du séminaire, qui doit démissionner et quitter Besançon pour s’occuper d’une cure près de Paris. Julien saisit sa chance de « monter » à la capitale, où l’abbé Pirard lui a obtenu une place de secrétaire du marquis de La Mole, grand seigneur proche de la Cour. Avant de se rendre à Paris, il revient voir Mme de Rênal, dont le souvenir l’obsède. Installé chez le marquis de La Mole, il entame son éducation, apprend à danser, à monter à cheval, à se battre à l’épée. Cachant toujours son admiration pour Napoléon et son mépris secret pour le gouvernement conservateur de la Restauration, il se familiarise avec l’esprit des salons et se fait apprécier du marquis et de sa famille pour ses capacités comme secrétaire et comme comptable. M. de La Mole, qui le pousse dans le grand monde et l’envoie même en Angleterre compléter son éducation, le considère comme une « expérience » en le faisant passer pour le fils cadet d’un duc puis en lui obtenant la Légion d’honneur : « On s’attache bien à un bel épagneul, se disait le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m’attacher à ce petit abbé ? il est original. Je le traite comme un fils ; eh bien ! où est l’inconvénient ? Cette fantaisie, si elle dure, me coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon testament ». Il le mêle également à certaines conspirations politiques dans lesquelles il est partie prenante.
Avec son esprit et sa beauté juvénile, Julien finit par impressionner Mathilde, la fille cadette du marquis. Leur relation secrète les fait tous deux souffrir : Julien, tout en aimant Mathilde et en s’enorgueillissant d’avoir séduit la fille d’un si grand seigneur, pense toujours à Mme de Rênal, tandis que Mathilde tour à tour le repousse pour sa naissance obscure et ses convictions révolutionnaires, ou se jette à ses pieds en louant sa force de caractère. Leur amour, plutôt fondé sur l’image que chacun se fait de l’autre (il s'agit de la théorie de la "cristallisation" développée par Stendhal en 1822 dans De l'amour) est marqué par plusieurs ruptures, au cours desquelles Julien courtise une autre femme, la maréchale de Fervaques, afin de rendre Mathilde jalouse. Elle finit par tomber enceinte de Julien et par avouer leur liaison au marquis, qui doit choisir entre le déshonneur pour sa famille en reniant sa fille, ou sauver les apparences en faisant de Julien un homme riche et en lui obtenant un nom noble. Devenu Julien de La Vernaye, à la tête d’une petite fortune, pourvu d’une lieutenance de hussards, l’avenir semble enfin lui sourire, quand d’un coup, Mme de Rênal, tourmentée par le remords et poussée par son confesseur, écrit au marquis de La Mole pour accuser Julien de l’avoir poussée à l’adultère. D’un seul coup, le marquis lui retire tout son soutien. Perdant la tête, Julien revient à Verrières et tente d’assassiner Mme de Rênal, avant de se laisser arrêter. Emprisonné à Besançon, il attend son jugement et ne désire plus que la mort. Dans sa cellule, Mathilde et Mme de Rênal viennent toutes deux le voir. Toujours déchiré entre les deux femmes, il choisit Mme de Rênal. En dépit de toutes les tentatives pour le faire acquitter, Julien est finalement guillotiné. Mathilde prend le deuil et l’enterre elle-même, tandis que Mme de Rênal meurt trois jours plus tard de chagrin.
Un roman réaliste
Dans Le Rouge et le Noir, comme d’ailleurs dans La Chartreuse de Parme, Stendhal dépeint un destin individuel, qui emprunte une trajectoire presque plausible, dans une société, celle de la Restauration, qui est peinte de façon crédible, malgré quelques pointes de caricature ou de critique. En revanche, les ressorts de l'intrigue sont tout à fait ceux du roman tel qu’il se concevait au XVIIIe siècle ou sous l’Empire : les péripéties, les rencontres impromptues, improbables, inattendues, les grandes déclarations, les identités révélées, les complots, etc. C'est en cela que l’œuvre de Stendhal ne peut pas être considérée vraiment comme un roman réaliste : il dépeint une situation et des personnages vraisemblables, mais les fait agir en accumulant les coïncidences heureuses et les hasards d'une manière qui n'arriverait jamais dans la nature. Stendhal met en scène des personnages uniques contrairement à l’écriture naturaliste de Zola, qui renonce à ces artifices de l’intrigue et dont les romans reflètent l'évolution organique de toute la société française, où les destins individuels — ou même familiaux — ne sont plus que l'expression malheureuse. La destinée extraordinaire de Julien est imaginée par l'auteur afin d'en faire une parfaite incarnation de son époque.
Le titre
Le titre choisi par Stendhal, fondé sur une alternance de deux couleurs, reflète la dualité du personnage de Julien et sa position médiane entre passé et avenir, entre noblesse et bourgeoisie, entre l’ancien et le nouveau régime : le rouge et le noir peuvent ainsi représenter l'uniforme des hussards et la soutane du prêtre, ou encore le rouge des talons des chaussures portées par la noblesse sous Louis XIV, par opposition au noir de l'habit bourgeois. Roman essentiel pour comprendre l’esprit de la Restauration, Le Rouge et le Noir est aussi un récit à clefs, fourmillant de références à des événements ou à des personnages réels, caricaturant à dessein certains personnages.
La période
La période que Stendhal met en scène dans Le Rouge et le Noir est celle de l’extrême fin de la Restauration, peu avant la révolution de Juillet 1830, qui voit la chute de Charles X et des derniers ministres ou aristocrates nostalgiques de l’Ancien Régime. Il s’agit encore d’une société où la naissance compte plus que le mérite individuel, et où les destins exceptionnels, ceux des militaires de la Révolution et de l’Empire, devenus nobles à leur tour, ont fini par être rattrapés par les préjugés et les conventions sociales. Julien, malgré son admiration pour Napoléon, son mépris pour la noblesse, est tout aussi prisonnier du système de la suprématie aristocratique que le sont les marquis de La Mole ou ceux qui fréquentent le salon de son hôtel particulier. La preuve de cette soumission de Julien à un modèle social, qui pourtant le rejette à cause de sa naissance, est sa fascination pour les femmes mieux nées que lui, Mme de Rênal d’abord, puis Mathilde. S’il les séduit, et s’il parvient à intégrer temporairement la haute société, c’est en raison de son esprit extrêmement brillant. Ce monde finit par le rejeter, de même que Mathilde et Mme de Rênal l’aiment toutes deux pour leur malheur, puisqu’elles y perdent leur honneur. Julien, prêt à se conformer à un système auquel il ne croit pas pour satisfaire son ambition, est en fait perçu comme un élément étranger, dangereux pour la noblesse, qui ultimement le rejette. À leurs yeux il est trop brillant, a trop de caractère pour la société aristocratique. Son esprit fait peur aux nobles, qui se rendent compte qu'il pourrait remettre en question leur suprématie en cas d'une nouvelle Révolution, comme le montre son admiration pour Napoléon, et surtout pour Danton : « Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des épaulettes ? », pense Mathilde. La réaction violente de Julien qui tente d’assassiner Mme de Rênal, puis son désir de mourir sur la guillotine révèlent sa désillusion d’avoir échoué dans son ascension sociale. Par sa mort, il devient involontairement le martyr d’une génération, celle qui est fascinée par le souvenir de Napoléon et de sa mort en exil à Sainte-Hélène.
Guillotiné en 1830, quelques semaines avant l’avènement de la monarchie de Juillet, Julien annonce la fin imminente des conservatismes et le renversement complet des valeurs d’une société en pleine évolution : c’est d’ailleurs le sens du discours qu’il prononce à la fin de son procès, juste avant sa condamnation à mort. Par une triste ironie du sort, le modèle social auquel Julien a désespérément tenté de se conformer s’apprête à perdre définitivement sa suprématie.