À propos de l’œuvreVictoire Feuillebois
Racine et Shakespeare est un essai de Stendhal formé de deux pamphlets littéraires publiés en 1823 puis en 1825. Ce texte témoigne de la vitalité des débats littéraires après 1815. Cette redéfinition a un nom – « romantisme », ou plutôt « romanticisme », sous la plume de notre auteur, signe que l’on se trouve encore dans une période troublée et incertaine : Stendhal écrit la dernière version de son texte deux ans avant la célèbre préface de Cromwell (1827) de Victor Hugo, qui sert de manifeste au romantisme français, et cinq ans avant la bataille d’Hernani (1830) qui marque la constitution en groupe littéraire soudé d’une jeunesse révoltée et désireuse d’audaces artistiques et de changement social. Si le texte a d’abord rencontré peu d’écho, Racine et Shakespeare annonce la révolution romantique en revendiquant, contre le respect figé des règles et des traditions, le droit à l’innovation littéraire au nom d’un principe de plaisir du spectateur.
Il peut en effet paraître paradoxal pour un auteur que l’on connaît essentiellement pour ses romans de se pencher sur la question théâtrale. Stendhal a en réalité toujours rêvé d’être dramaturge et il commence même à essayer d’écrire pour le théâtre, dès 1795-1796, avec Selmours. Mais le jeune écrivain est justement très gêné par les contraintes techniques liées au genre, et notamment par la nécessité de versifier ses pièces, et il laisse toujours ses ébauches inachevées. Il reste un fervent amateur de théâtre et s’émerveille du pouvoir qu’une simple pièce peut avoir sur le spectateur. Stendhal évoque, par exemple dans la Vie de Rossini (1824), un spectacle de marionnettes auquel il a assisté à Rome : à la fin de la représentation, un enfant de la troupe s’approche pour souffler les bougies et le public, encore sous l’emprise du spectacle, recule d’effroi, croyant voir un géant. Dans Racine et Shakespeare, une autre anecdote est restée célèbre, celle du « soldat de Baltimore » : un planton en faction lors d’une représentation d’Othello (1604) de Shakespeare tire sur l’acteur incarnant le rôle-titre au moment où, dans la pièce, le personnage d’Othello tue son épouse Desdémone. Bien utilisé, le théâtre est décidément capable de créer l’illusion et d’agir avec force sur les émotions du spectateur. La référence à Shakespeare n’est pas innocente. La génération de Stendhal découvre le théâtre du dramaturge anglais, qui commence d’être traduit et joué en France : pour eux, Shakespeare incarne une forme de théâtre qui ne respecte pas les nombreuses règles (règle des trois unités, règle de la bienséance) régissant le théâtre français depuis le XVIIe siècle et qui est capable par là-même de susciter émotion et intérêt chez le spectateur. Mais le goût du public français est encore trop étroit : en juillet 1822, une troupe anglaise qui joue Shakespeare à Paris provoque des émeutes et doit finalement, par crainte de nouveaux désordres, jouer devant un seul public de souscripteurs.
Ce climat décide Stendhal à publier en 1823, puis en 1825, deux pamphlets qui défendent la possibilité de s’émanciper des règles héritées et des traditions figées pour donner au spectateur le plus de plaisir possible. En cela, Stendhal ne joue pas Racine contre Shakespeare, mais renvoie davantage à ce que les deux auteurs en sont venus à représenter pour le spectateur français. Ainsi, alors que Racine a dit que « la principale règle est de plaire et de toucher » (préface de Bérénice, 1671), ce principe semble avoir été oublié de ses continuateurs : si Racine créait des pièces adaptées au goût du public de son époque, les contemporains se contentent, aux yeux de Stendhal, d’en copier la forme classique, sans se soucier du fait que l’époque a changé et que les goûts diffèrent désormais. Au-delà du seul exemple racinien, toute la deuxième partie de l’essai se concentre sur le comique, où l’effet immédiat sur le spectateur est central : or, nous dit Stendhal, peut-on espérer faire rire en 1823 en adoptant les mêmes procédés comiques que Molière ? Stendhal plaide donc pour un théâtre qui s’adapte aux circonstances historiques et aux conditions de la vie littéraire de son époque et qui renonce aux règles immuables pour donner au spectateur le plus de plaisir possible : être moderne apparait comme un impératif pour créer des œuvres qui touchent le public. Cette posture pragmatique permet à Stendhal de donner un contenu théorique au « romanticisme », défini ici comme la prise en compte de l’ancrage historique de la création littéraire et la promotion d’un droit à la nouveauté contre la tradition défendue par les classiques.