À propos de l’œuvre
Lorsque Senancour publie Oberman en 1804, en pleine épopée impériale, il a conscience que l’histoire essentiellement intérieure qu’il relate ne sera lue que d’un petit nombre de privilégiés. La reconnaissance de son œuvre est en effet tardive et doit beaucoup aux articles et préfaces élogieux de Sainte-Beuve (1832-1833) et de George Sand (1833). Les romantiques font alors du personnage d’Oberman une figure du « mal du siècle », ayant connu comme eux les affres de la solitude, de l’ennui et du doute. Senancour devient pour cette jeune génération une sorte de prophète, image qui déplaît à l’auteur et l’incite à publier quelques ajouts aux nouvelles éditions d’Oberman, afin de mieux faire comprendre ses intentions littéraires. La vogue romantique est cependant de courte durée et l’œuvre tombe dans un silence qui n’est rompu que de loin en loin, jusqu’à sa reconnaissance définitive à la fin du XXe siècle, grâce aux travaux de chercheurs tels que Marcel Raymond, Béatrice Didier ou Fabienne Bercegol.
L’ouvrage prend la forme d’une correspondance entre Oberman, « l’homme des hauteurs », et un mystérieux ami dont aucune réponse n’est transcrite. L’auteur a recours à une supercherie littéraire puisque dans les Observations préliminaires il prétend n’être que l’éditeur de ces lettres qui s’étendent sur une période de neuf années. Jeune homme rebuté par la vie sociale et l’obligation de choisir un état, Oberman commence par chercher l’apaisement dans les montagnes suisses puis, de retour à Paris, dans ses lectures ou dans la solitude de la forêt de Fontainebleau. Une aventure sentimentale, dont il se détourne, ne parvient pas à chasser ses sombres pensées. Sa quête du lieu idéal le conduit à nouveau vers les Alpes où le village fictif d’Imenstrom semble répondre à sa volonté de vivre heureux et tranquille dans un domaine rustique et isolé. Cependant, contrairement au héros éponyme de l’œuvre de Fromentin, Dominique, l’ennui puis le désespoir reprennent Oberman et l’écriture lui apparaît alors comme le seul moyen de remplir le vide de son existence.
L’appropriation momentanée de cette œuvre par la génération de 1830 a contribué à l’associer au mouvement romantique ; elle s’en distingue pourtant à de nombreux égards. À la fois roman épistolaire, essai, journal intime, Oberman présente une écriture fragmentée dont la discontinuité est soulignée par l’emploi fréquent d’ellipses, de points de suspension et de ruptures dans la temporalité. Publiée au début d’un siècle qui donne au roman ses lettres de noblesse, quelques années seulement après Atala (1801) et René (1802), dans lesquelles Chateaubriand développe longuement le thème de la passion amoureuse, l’œuvre, cependant, se rattache davantage au genre de la promenade rêverie, prisé des esprits du XVIIIe siècle et de Rousseau en particulier. La contemplation méditative de la nature, de ses montagnes et de ses cours d’eau, dont le flot ininterrompu semble une métaphore du temps qui passe, est le point de départ de la rêverie du personnage qui, à partir de ses sensations, transmises surtout par l’ouïe et la vue, s’élève à des réflexions esthétiques, philosophiques et morales sur la condition humaine. Devant l’infinie grandeur des paysages qui l’entourent, il ressent encore davantage sa petitesse et sa médiocrité d’être mortel. Implicitement, il en vient à distinguer l’existence, état statique synonyme d’ennui, de la vie, qui pousse à l’action et emporte tout, comme le cours glacé de ce torrent dans lequel Oberman tombe à la fin de l’œuvre, lors d’une chute qui contribue à lui faire prendre conscience de sa vocation d’écrivain. Le vide existentiel ressenti par le personnage éponyme ne trouve donc sa résolution ni dans le retour à l’état de nature prôné par Rousseau (la découverte du village rustique d’Imenstrom n’apporte pas le bonheur attendu), ni dans l’expérience pleinement vécue du sentiment amoureux chère aux romantiques. Cette tension entre l’esthétique du XVIIIe siècle et celle du XIXe témoigne du contexte transitoire dans lequel l’œuvre a été publiée et semble justifier l’adjectif de préromantique qui lui est souvent attribué.