À propos de l'œuvreBruno Blasselle
C’est en 1829 que Charles Nodier rédige Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, ouvrage publié en 1830.
Son auteur, âgé de 49 ans, loin d’être un inconnu, a déjà publié des textes de toutes sortes, contes délirants, dictionnaires raisonnés ou romans fantastiques. Mais dans cette production foisonnante, la nouvelle œuvre marque un tournant en proposant une alliance inédite entre satire sociale et ouverture au rêve, entre farce grinçante et poésie, entre dérision et merveilleux. Faut-il y voir un effet du désenchantement profond qui l’affecte en cette période de sa vie ?
Composé en 60 chapitres aux intitulés systématiquement terminés en « –ion », l’ouvrage est ponctué de vignettes gravées sur bois de bout intimement mélangées au texte, dialoguant avec lui d’une manière inédite, véritable originalité d’un graveur talentueux, Tony Johannot, qui, profitant d’une nouvelle technique de gravure en relief venue d’Angleterre, va bouleverser l’histoire du livre illustré.
S’y ajoutent toutes sortes de jeux typographiques et « de dispositions bizarres » (de l’aveu même de l’auteur), faisant alterner selon un rythme irrégulier digressions savantes, querelles étymologiques et listes interminables de termes rares ou scènes de carnaval portant à ridiculiser le néant de la science : le roman a de quoi surprendre ses contemporains !
Sur un rythme frénétique il annonce un voyage en Bohême qui n’aura jamais lieu. En effet, si le 60e et dernier chapitre significativement nommé « SOLUTION », nous mène au pied du pont-levis du château de Koenigsgratz (« est-il possible ? Serions-nous déjà dans le plus triste des sept châteaux du roi de Bohême ? »), c’est aussitôt pour stopper net l’élan de l’auteur interrompu par le doigt sans réplique du « libraire » soucieux de ne pas dépasser les 387 pages annoncées…
Le narrateur de ce récit sans queue ni tête est constitué d’une « trinité bizarre » (la formule est de Marie-Jeanne Boisacq-Generet), de trois facultés qui s’incarnent en trois personnages : Théodore ou l’imagination, Breloque ou le jugement, Don Pic de Fanferluchio ou la mémoire. Au thème attendu du voyage s’entremêlent deux autres, celui du livre et de l’écriture, celui du rêve qui ne cesse de produire intarissables digressions et hallucinations étranges.
L’auteur présente son œuvre comme un « PASTICHE ». Le titre en effet emprunte au roman de Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, l’évocation de l’histoire du roi de Bohême par l’un des personnages, Trim, qui par trois fois en annonce le récit sans jamais aller plus loin que la première phrase ! À travers cet emprunt, le projet se dévoile : parodier le genre romanesque, ruiner toute idée de vraisemblance et d’inspiration en multipliant à la manière de Sterne les digressions qui font de l’écriture un hasard (« Je ferai demain mon deuxième chapitre s’il pleut », Vie et opinions de Tristram Shandy, chap 1) , et démystifier l’œuvre littéraire, dans le sillage du roman de Diderot, Jacques le Fataliste, en faisant la preuve qu’elle n’est qu’une combinaison de signes typographiques et un simple objet de papier de forme parallélépipédique.
L’ouvrage suscita un accueil mitigé. Il est vrai que déjà avant sa parution il avait été déprécié par son auteur lui-même qui le présentait comme « une suite de rêveries aegri somnia, un labyrinthe extrêmement périlleux, une rapsodie, un énorme fatras polyglote et technique » (lettre à Jean de Bry, 18 décembre 1829).
Certains le jugèrent indéfendable, artificiel, cuistre, ennuyeux, illisible. Prosper Mérimée fut l’un de ses plus sévères détracteurs. Le livre fut largement parodié : « L’Histoire des sept châteaux qui n’ont pas de bohême »… George Sand le trouva assommant. D’autres en revanche applaudirent et… s’en inspirèrent. Nerval, Hugo, Musset lui empruntèrent le thème de l’imitation littéraire. Les jeunes romantiques, dont Vigny, furent séduits par le thème du dédoublement. Balzac fut frappé d’admiration pour les dessins de Tony Johannot autant que par le texte de Nodier. Impressionné par sa lucidité critique il déclara voir en lui « le magicien du langage, le maître du conte ».
Pourtant, l’œuvre de Nodier restera longtemps ignorée de la critique littéraire. Il faut attendre Jean Larat en 1923 (Tradition et exotisme dans l’œuvre de Charles Nodier) qui salue « une satire universelle des formes littéraires, de l’érudition et des corps savants » tout autant qu’une « échappée dans le monde des songes », ou Jean Richer dans les années 50 qui voit en lui un précurseur de Mallarmé, d’Apollinaire, de Jarry, de Joyce, pour qu’une place lui soit faite au sein de la littérature moderne et du surréalisme et qu’on lui reconnaisse un rôle de pionnier dans la littérature fantastique. Nodier devient alors l’annonciateur d’une écriture « en folie », diffractant les instances de narration, fragmentant le texte en éclats disparates, autonomisant les signifiants et lâchant la bride aux jeux de mots.
Quelle lecture aujourd’hui pouvons-nous en faire ? Sans doute une lecture partagée entre des impressions très diverses et paradoxales. L’œuvre revendique, derrière Rabelais et Montaigne, une longue tradition de plagiat et s’en acquitte à travers une érudition étourdissante totalement épuisante qui nous précipite dans des fleuves de digressions incontrôlées. Pourtant, au hasard de cette dérive verbale, surgissent d’hallucinantes figures, celles d’un carnaval surréaliste stigmatisant avec une allégresse non feinte le néant de toute science humaine.
Ainsi au chapitre « PROCREATION » surgit une étrange assemblée de « têtes à perruque », complaisants automates dont le roi du royaume de Popocambou n’a qu’à frapper de son doigt une des protubérances pour les rendre parlantes selon son commandement : Nodier nous offre là une grandiose parodie de la Cour et de l’obséquiosité des courtisans, orchestrée par un habile « Mistigri », vivante caricature de toute pratique divinatoire.
Tout aussi bouffonne, au chapitre « DENTITION », est l’exposition pompeuse par le jeune professeur de son système de classification des animaux à mâchoires monstrueuses…
Il y a quelque chose d’éblouissant dans ce jeu de massacre qui n’épargne aucun prestige établi. Certes, nous n’arrivons jamais en Bohême et cela est bien frustrant. Mais ce qui se substitue à l’histoire, c’est la mise en scène théâtrale, dérangeante et joyeuse, de l’auteur, éparpillé entre trois personnages en un véritable jeu de masques, c’est l’irruption d’une langue joueuse faite d’hybridations échevelées, c’est le surgissement surprenant d’une aventure graphique mettant en concurrence, souvent à vive allure, le texte et l’image rivalisant d’imprévu, surenchérissant dans le loufoque ou le fantastique. C’est enfin une manière de questionner l’essence de la littérature, d’interroger sans fin cette magie de l’écriture permettant de voyager aux quatre coins de l’espace et du temps, selon la fantaisie d’un caprice qui n’a d’autre limite que la patience du lecteur !
Cette démarche autoréflexive qui, dans un grand éclat de rire, met en crise la machine romanesque et la continuité du récit, est l’occasion pour Nodier de faire sonner des problématiques dont la modernité nous étonne (quand bien même il les a empruntées à son illustre prédécesseur, Rabelais) sur la définition de l’auctorialité et la légitimité du plagiat. Bien avant Mallarmé et les futuristes, elle ouvre aussi des champs nouveaux à la poésie sonore tout autant que visuelle dont la page se fait l’écho.