Le beau moment de partirChantal Thomas
Le tempérament pituiteux était dû, selon la théorie des humeurs, à un excès de liquide phlegmatique dans le sang. Au sortir de la non-vie de l’enfance, Casanova opte pour le sperme contre le phlegme et s’embarque pour une existence mouvementée. Il écrit à propos de son départ de Venise, à l’orée de sa jeunesse, envisageant de réussir sur « le grand trottoir de l’église » : « Je suis parti avec la joie dans l’âme sans rien regretter » (Histoire de ma vie, Tome I). Cette déclaration vaut pour chacun de ses départs au fil de sa carrière d’aventurier. Il a un talent spectaculaire de l’arrivée, ou de l’entrée en scène, et un art aussi sûr, quoique, par définition, beaucoup plus discret, de l’éclipse. « J’ai pris le beau moment de partir » (Histoire de ma vie), écrit-il de son départ de Naples, une ville qui toujours lui a porté chance.
Au cours de la trentaine d’années qui suivent, Casanova n’arrête pas de bouger. Tous les moyens de transport lui sont bons. Rome, Constantinople, Corfou, Venise, Paris, Amsterdam, Dresde, Vienne, la Suisse, Londres, Moscou, Saint-Pétersbourg, la Pologne, Prague, Paris, Madrid, le Sud de la France, Florence, Naples, Rome, Trieste… Il saute d’une berline à une chaise à porteur, d’une galère à une gondole, d’un vis-à-vis à une dormeuse.
La belle espérance
Pendant longtemps, bien qu’incertain sur son avenir (homme d’église, militaire… ?), Casanova trouve motif à partir dans la conviction de sa vocation. Laquelle ? C’est précisément parce qu’il l’ignore qu’il ne peut se satisfaire de solutions médiocres. Il ne doute pas que, quelque part, une destinée magnifique l’attend. Il refuse les liaisons durables.
Ainsi, lorsque la cantatrice Thérèse Imer lui propose de l’accompagner, il n’a pas de mal à refuser : « La réflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allais renoncer à tout espoir de la grande fortune pour laquelle il me paraissait d’être né » (Histoire de ma vie) balaie toute autre considération. De même, quand le Turc Jossouf lui offre la main de sa fille, Casanova n’est pas tenté une seconde : « Je ne pouvais me résoudre à renoncer à la belle espérance de devenir célèbre au milieu des nations polies, soit dans les beaux-arts, soit dans la littérature, ou dans tout autre état » (Histoire de ma vie). Casanova vit dans le pressentiment du bonheur. Le beau moment de partir ne fait qu’un avec la belle espérance.
Et même lorsque ses départs sont précipités, et davantage de l’ordre de la prudence ou de la nécessité que de l’envie de voyager, ils comportent toujours un « beau moment », car le mouvement, à l’origine de sa conscience du plaisir de penser, est indispensable à son goût du spectacle comme à l’intensité de ses émotions. Il est le ressort de son système.
Chercher fortune
À chaque ville nouvelle, tout recommence. Ce qui ne veut pas dire qu’Histoire de ma vie doive se lire comme un immense récit de voyages. Sur tous ces pays, ces villes traversés, ces longs chemins à parcourir, on n’apprend à peu près rien de leurs caractéristiques, de leur situation géographique ou de leurs attraits. On sait, en revanche, qui peut vous recevoir et, à l’occasion, vous protéger, quelles autres personnes sont bonnes à fréquenter à condition d’être vigilant – savoir d’une charmante inactualité ! Casanova cherche fortune, au double sens de chance et de richesse. Une ville est un décor. Seule compte la société – et ce qu’on peut en tirer.
L’aventurier ne peut rester longtemps au même endroit car il reproduit partout le même scénario : impressionner la noblesse, se faire accepter, être présenté à la cour (de part et d’autre, le besoin est réciproque : les aventuriers ont besoin des puissants pour ne pas mourir de faim ; les puissants, des aventuriers pour ne pas mourir d’ennui). Et fort de tels appuis, avoir le champ libre pour jouer avec un maximum de risques tout en utilisant, si possible, ses talents de charlatan. Et l’amour dans tout cela ? L’amour, dit Casanova, est un « enchantement ». Il est le philtre qui transforme l’excitation du voyage en ivresse de jouir.
Treize années de retrait du monde ou la vie immobile
Lorsque Casanova, à l’age de soixante ans, accepte la proposition du comte de Waldstein de devenir bibliothécaire dans son château de Dux, en Bohême, il a certainement le sentiment de mettre ainsi fin aux vagabondages qui nourrissent sa joie de vivre. Cependant, une voix en lui n’a pas de mal à le convaincre de la justesse de son choix. D’abord, parce que, grâce à la protection du comte, il est désormais soustrait aux soucis matériels et à l’angoisse de trouver de l’argent.
Le jeu reste une solution, mais parmi d’autres expédients, lesquels se font de plus en plus rares au fur et à mesure que s’éloigne la jeunesse ; ensuite, parce que cette offre d’hospitalité au milieu des livres s’accorde parfaitement au projet d’écriture qu’il n’a jamais perdu de vue à travers les mille épisodes et rebondissements de son existence hasardeuse. Un désir d’écrire dont Histoire de ma vie est la réalisation la plus monumentale et achevée, mais qui n’a cessé de prendre des formes aussi diverses qu’est étendu son champ de curiosité, qu’il s’agisse du roman, du dialogue philosophique, du théâtre, ou de l’insert pour les mathématiques et les questions de politique.
Au niveau le plus superficiel et réactif, les années de Dux (1785-1798) se situent pour Casanova bibliothécaire sous le signe de la frustration et de la rage. Dans ce lieu isolé, les jours se succèdent, monotones. Le vieil homme se plaint de devoir chercher la nouveauté dans la seule lecture des gazettes. Le château ne s’anime qu’aux passages du comte de Waldstein. Mais il ne passe pas souvent et parfois disparaît des mois sans donner de signe de vie. Entre-temps, Casanova, en proie à sa profonde hostilité pour la langue allemande et sa culture, se débat en querelles et avanies. Il déteste les serviteurs du château, qui le lui rendent bien.
De part et d’autre, c’est une guerre quotidienne – inable, à l’usure. Casanova pose en principes de survie son goût fanatique pour la cuisine italienne et l’obligation de respecter son cabinet de travail et ses manuscrits. Pour les deux il doit batailler sans arrêt. Les domestiques s’amusent à le priver de la délectation d’un plat de macaroni. La femme de chambre, confondant feuilles écrites et papier sale, par conséquent bon à mettre à la poubelle, jette tranquillement des pages d’Histoire de ma vie. Tandis que le maître d’hôtel Feltkirchner s’ingénie à multiplier humiliations et persécutions.
Il faut imaginer le ciel bas, le froid, la boue et la neige dans l’unique rue du village, l’absence de société, les soirées interminables, les moqueries et mesquineries de la domesticité et des villageois. Sans oublier le pire : le corps qui se dégrade, les progrès de la vieillesse. Dux devrait donc être associé à une vision de tristesse et de décadence ? Oui, si l’on ne mentionne pas l’essentiel, à savoir que ces treize années de retrait du monde, de sa brillance, de ses innombrables occasions de coups de théâtre et de dénouements imprévus, furent la condition de son immersion absolue dans la vie de l’écriture – ie autre, secrète, et en regard de laquelle l’enfermement (qu’il soit volontaire, infligé par la maladie comme dans le cas de Proust, imposé en châtiment comme pour Sade à Vincennes et à la Bastille, Jean Genet, ou Victor Hugo exilé) a aussi, et paradoxalement, la signification d’une chance. De Dux, certes, il multiplie les plaintes. Mais il avoue dans une lettre à son ami Opiz : « J’écris treize heures par jour, qui me passent comme treize minutes », ou bien : « J’écris du matin au soir et je peux vous assurer que j’écris même en dormant, car je rêve toujours d’écrire. »